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SUBSTITUTS DU LIVRE

ment ; il se complaît aux ingénieux agencements de la science et de l’industrie, mais il a besoin de ces certitudes idéales qu’autrefois la religion donnait : doutant d’elles et des métaphysiques, il est ramené à lui-même et le monde vrai se passe au dedans de lui ; ce vide angoissant ce n’est ni l’action seule, ni les jouissances du corps qui peuvent les remplir, ni même la spéculation pure, qui ne donne guère de pâture aux sens. À l’art de pourvoir à ce besoin que fera de plus en plus impérieux, la vacance que la machine donne à l’homme ; soulagée du labeur abrutissant qui réduisait la pensée, et privée de la religion, une époque sans art vivrait de durs moments angoissés. L’art aura mission de distraire supérieurement et de donner ce contentement exalté sans lequel le calme de l’âme est impossible ; il doit même faire vivre de beaux rêves éveillés ; plus iront les temps machinés, plus l’homme aura besoin de jouer de ces cordes qui semblent reliées à l’infini.

2. — Éléments constitutifs de l’œuvre d’art.

a) Les facteurs déterminant l’art en son évolution sont nos sens, susceptibles d’une perfection dont nous ignorons le terme ; la raison ; d’impérieuses nécessités physiques ; les sentiments ; l’ambiance économique sociale, politique et culturelle.

b) L’art comporte trois éléments distincts ; 1° la représentation esthétique de la réalité (art graphique, plastique et scientifique) ; 2° des créations de lignes et de couleurs hors toute signification réelle (les ornements) ; 3° l’élément suprasensible.

La portée de l’œuvre artistique s’apprécie aux trois points de vue : 1° sa valeur en soi ; 2° ses qualités techniques ; 3° sa signification à l’égard de la civilisation au sein de laquelle elle naît.

3. — Facteurs de la production des œuvres d’art.

La création artistique est le résultat de la mise en œuvre de nombreux facteurs. Cette création a fait l’objet d’études approfondies.

« L’art et la volonté, dit Schwob, ont leur source dans ce qu’il y a de plus individuel en nous, dans le centre de toutes nos facultés. Aussi l’essence de l’art c’est la liberté, tandis que la science cherche la détermination. Celui qui fait prédominer dans notre personnalité un élément au désavantage des autres amoindrit l’art parce qu’il restreint le libre mouvement de l’individu, »[1]

Pour le Dr Weiss (Rivista Italiana di Psicoanalisi, n° 1, 1932), la différence entre les fantaisies ou rêves divins et l’œuvre d’art consiste en une attitude spéciale du Sur-Moi qui se laisse corrompre par la beauté et donne son absolution à ce qui n’est en somme qu’une réalisation future d’instincts réprouvée par l’artiste même. D’autre part la création artistique peut être interprétée comme une espèce de maternité et répond de ce fait à une attitude féminine qu’on retrouve dans chaque artiste.

243.72 Évolution.

a) Au début l’art était très simple, comme toutes les manifestations sociales. La musique avait des modes simples, les belles lettres des images purement symboliques et représentatives comme les hiéroglyphes ; la peinture était décorative, comme un accessoire de la statuaire et de l’architecture, la sculpture, comme une fonction artistique différenciée et indépendante ne s’appliquait qu’à l’architecture ; celle-ci se réduisait à la satisfaction du besoin que l’homme éprouve de s’abriter contre les intempéries et les agressions.

b) Les Chaldéens, les Perses, les Grecs et les Romains avaient donné à leurs prêtres la splendeur des costumes et la pompe des cérémonies ; les mêmes ancêtres spirituels ont transmis aux chrétiens leur plain-chant solennel. Les corps de métiers de Byzance et de l’Europe occidentale ont élevé des basiliques admirables, puis sont venus peintres et sculpteurs qui ont décoré les nefs et les chapelles et ont transformé telle cathédrale en un musée. Tous les arts, nés de l’initiative individuelle et presque toujours sous l’influence de quelque poussée de rébellion, se sont associés en cortège à la religion catholique. Plus tard chacun des arts s’est émancipé de l’église et ce qui est jeune, nouveau, créateur, s’est fait en dehors d’elle. (E. Reclus)

243.73 Esthétique.

a) À mesure que les œuvres d’art ont été produites, ceux qui ont réfléchi à ce qu’elles étaient, les esthètes, les philosophes et les historiens de l’art, les critiques, ont édifié des théories explicatives, dégagé des normes, entrevu de nouvelles possibilités.

b) Le Beau est tout ce qui enrichit le trésor de notre vie intérieure. Il y a émotions esthétiques quand notre moi se sent agrandi en étendue, en richesse ou puissance, de quelque chose qui vient d’une autre personnalité humaine. Les facultés esthétiques se ramènent à un pouvoir d’expression chez l’artiste, à un pouvoir de sympathie chez le témoin.

c) L’idée de beauté est l’obsession divine des grands artistes comme l’idée de vérité obsède les philosophes et les savants. Elle est le fruit spirituel de l’idéal de perfection qui hante l’âme des hommes depuis que leur pensée, chercheuse de clarté et de logique, a voulu créer à l’imitation des rythmes de l’univers, de l’harmonie. L’esthétique est la mystique du sensible point de départ de la contemplation, commencement visuel ou auditif de l’extase, le fondement même de l’amour. La

  1. Byvanck. — Un Hollandais à Paris en 1891, p. 232. Paris, Perrin, 1892.