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LE LIVRE ET LE DOCUMENT

rédactionnels qui se constituent avec ces quatre caractéristiques : collaboration étendue, rédaction continuée, diffusion considérable, documentation auxiliaire constituée.

251.26 Comment on écrit.

a) Dans une enquête publiée dans Victoire en 1925, M. G. Picard a demandé aux écrivains « comment naissent vos livres ? Enfantez-vous dans la douleur ou dans la joie ? Suivez-vous votre inspiration ou utilisez-vous un plan ». Albert Cim, dans son livre Le travail intellectuel, rapporte d’une manière amusante des faits et des anecdotes sur les méthodes et les manies des auteurs célèbres, s’ils écrivaient mieux avant ou après le repas, sobre ou après avoir bu, etc,

b) Voici des exemples : Buffon écrivait en manchettes de dentelles. — Goethe ne pouvait rédiger qu’un petit nombre d’heures, le matin. — Darwin ne pouvait travailler que très péniblement et dans la position couchée. — Émile Zola, on le disait laborieux, mais il ne cessait d’affirmer son goût pour la paresse. — Gambette au cours de ses promenades, parlait avec ses compagnons de marche comme s’il voulait essayer ses idées. — F. Croisset ne jetait que quelques indications sur un chiffon ce papier, laissant à la logique de l’idée le soin d’en déterminer la forme. — Balzac se servait d’immenses feuilles de papier, écrivant au centre l’idée noyau et la développant par des textes écrits dans tous les sens. — Comte a écrit (Système de politique positive, I, p. 11) : « Cette reconstitution directe du pouvoir spirituel me suscita promptement une méditation continue de 80 heures ».

La vie des écrivains réalise toutes les formes de l’existence. Il en est d’heureux et de malheureux, de riches et de pauvres, des connus et des inconnus, des comblés de gloire et d’honneur et des méconnus. Flaubert a dit les affres de qui veut bien écrire. Après la publication de leur premier livre, les Goncourt se brouillèrent avec leur famille. « Écrire c’est se suicider ; la gloire est une réhabilitation exceptionnelle ! » Dans ses « Origines de la Révolution française », M. Mornet dit : « Mon livre est le résultat de dix années de recherches directes et assidues sur ce sujet, de trente années d’étude sur le XVIIIe siècle. En bonne méthode, j’aurais dû aller passer plusieurs années dans une vingtaine de villes pour y poursuivre des recherches semblables. » — Netchaiev, précurseur de Lénine, enfermé dans les prisons du Tsar, reçut après plusieurs années, une ardoise et de la craie, avec lesquelles il s’adonna à cette œuvre de Sisyphe : écrire et dessiner, puis essuyer l’ardoise pour recommencer un travail condamné à disparaître aussitôt fait.

c) L’écrivain, l’artiste, au moment où ils produisent, sont dans un état psychologique spécial. Pour Souriau, la création artistique est un acte inconscient, accompli dans un état d’hypnose où s’effacent les idées normales (conscientes).

La vie d’un livre comme celle de l’homme subit une période de gestation. Le livre a été conçu par l’auteur dans l’union de sa pensée avec l’inspiration bonne ou mauvaise ; dans l’étreinte de toutes ses forces intellectuelles et du génie lorsqu’un chef-d’œuvre doit en résulter. En épousant ses idées, l’auteur épuise toute la série des désirs et des désillusions. (Renée Pingremon.)

251.27 Rémunération des écrivains.

De quoi ont vécu, de quoi vivent les écrivains, que reçoivent-ils en retour de leurs ouvrages ?

a) Les desiderata de l’intelligence sont une chose, ceux des intellectuels tant de fois exprimés en sont une autre. L’intellectuel doit-il assimiler son travail à un métier, doit-il en conséquence vivre de son travail, et l’œuvre documentaire, expression de ce travail, sera-t-elle par conséquent œuvre « libre » ou œuvre « servile » ? Cette question s’est posée de tout temps et particulièrement du nôtre à raison de ces trois circonstances : accroissement du nombre des intellectuels, accroissement du rôle de l’intelligence dans la société, formes nouvelles que prend la « commercialisation et la professionalisation ». (Professions libérales : médecin, technicien, avocat, ingénieur, éducateur, homme de science, tous ceux qui avec leur intelligence participent à la vie).[1]

b) Les auteurs anciens et ceux du moyen âge ont écrit en général pour se complaire à eux-mêmes, pour des buts éducatifs, dans l’espoir de dons ou parce qu’ils avaient l’aide de patrons littéraires ou d’hommes publics influents. Seulement des juristes, avocats et occasionnellement des impressarii demandaient des honoraires.

De tout temps cependant la littérature industrielle a existé. Depuis qu’on imprime surtout, on a écrit pour vivre. Mais en général, surtout en France, dans le cours du XVIIe et du XVIIIe siècle, des idées de liberté et de désintéressement étaient à bon droit attachées aux belles œuvres. Depuis, l’organisation purement mercantile a prévalu, surtout dans la presse. On usa de sa plume et de sa pensée comme de son blé ou de son vin, (Sainte-Beuve : Portraits contemporains. Paris, Calman Lévy). Le théâtre et le roman surtout passèrent pour ouvrir une carrière fructueuse. (Alexandre Dumas, Zola, Ponson du Terrail.) La poésie distribuait aussi la richesse à certains. (Victor Hugo, Lamartine.)

« Notre temps a fait de la littérature un métier. Étrange conception des lettres, dit Bernard Grasset (La chose littéraire). Comme la peinture, la littérature suscite trop de vocation. Il y a plus de 1,000 marchands de tableaux, plus de 3,700 gens de lettres patentés. »

Au XVIIIe siècle, il n’y avait pas d’hommes de lettres vivant de leur plume. (La Bruyère donne pour rien ses Caractères au libraire Michallet). Le tirage de luxe d’au-

  1. Les desiderata de l’Intelligence française. Enquête du Mercure Universel (n° de juin 1932). — Discussions et travaux de la Confédération Internationale des Travailleurs Intellectuels et des Confédérations nationales affiliées.