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CRITIQUE. CENSURE

race, du milieu et du moment (historique). La critique de Brunetière se base sur les théories évolutives de Darwin et de Haeckel. Les genres littéraires vivent d’une vie indépendante et analogue à celle des espèces animales, c’est-à-dire qu’ils naissent, se développent, s’organisent et se désagrègent sous l’action des circonstances qui leur sont favorables ou hostiles. Les œuvres littéraires sont unies entre elles par un lien choisi ; les œuvres antérieures exercent une action sur celles qui leur ont succédé ; le moment a une importance capitale. La critique d’Anatole France est impressionnante. Son scepticisme lui défend de juger les écrivains d’après un système toujours discutable. Sa sensibilité d’artiste qui goûte avec délices les beautés littéraires, le pousse à confier au public les impressions que les livres ont produites sur lui. À propos des ouvrages littéraires, il en arrive à raconter les aventures de son âme. Pour Jules Lemaître, impressionniste aussi, la critique est l’art de jouir des livres en affinant par eux ses sensations.

Le rôle dictatorial de la critique anglaise a été tenu longtemps par l’Athœneum. Il a été dévolu depuis au supplément littéraire du Times.

Bernard Shaw aime à prévenir les critiques de ses œuvres et les fait précéder d’une critique préventive.

Le temps est l’autorité suprême qui juge les livres, un juge qui ne se laisse jamais ni éblouir, ni tromper. Le temps, c’est la réflexion de l’humanité. (Aimé Martin)

F. Vézinet a publié un intéressant recueil « Le XVIIe siècle jugé pur le XVIIIe », recueil de jugements littéraires choisis et annotés. On y constate que malgré leurs divergences de goûts et d’idées, les auteurs du XVIIIe siècle se rencontrent dans un commun éloge de leurs prédécesseurs. Certaines pages ont plus qu’un intérêt historique. Ce sont des modèles de fine et judicieuse critique. (Ex. : le parallèle de Racine et de Corneille, par Vauvenargues).

« Tout comme il y a des idées en l’air, écrit Byvanck, il semble que dans l’atmosphère intellectuelle d’une société soient répandus des germes de situations morales analogues qui, fécondés par les esprits en quête de manières artistiques, se modifient suivant les personnalités où ils sont tombés. »

Tout se passe comme si l’Esprit adressait une question générale aux divers esprits d’une même génération. Une conversation s’engage, un drame se noue, où tous, bon gré mal gré, sont acteurs. La tâche du critique consiste à recueillir, ordonner et classer les réponses, puis à dresser des suites littéraires. La technique littéraire retrouve ou même crée la logique des produits de l’esprit. Une critique munie d’antennes capte et rassemble de lointaines analogies.[1]

256.3 Critique scientifique.

a) En science, la critique est une condition essentielle : c’est une critique d’idée. Les savants se critiquent entre-eux pour l’avancement de la science, leur commune préoccupation. Au delà de toutes les critiques ils demeurent liés les uns aux autres par la déférence, par l’estime, par l’amitié ou par une communauté d’aspirations. Se critiquer réciproquement, c’est faire preuve de l’importance qu’on attache aux œuvres et aux théories, car si elles n’étaient éminentes, chacune en leur genre, quelle serait la portée de la critique,

b) La science avance « à coup de provisoire » et il faut se résigner à l’étape de l’approximatif. Dès lors forcément le document scientifique aura comme caractéristique à son premier stade d’être inévitablement incomplet et inexact.

On arrivera à des publications provisoires soumises à critiques pendant un certain temps, comme déjà en font les comités de standardisation et la Commission de la Classification décimale (tentative édition).

Les grands savants prennent soin de faire lire leurs épreuves par des collègues et d’accueillir leurs observations de fond et de forme.

c) L’esprit critique est avant tout nécessaire pour faire de la bonne critique. Et cet esprit exige l’aptitude de trouver le lien et les analogies entre les diverses propositions, constitutions, théorèmes, phénomènes, parties de science, qui apparaissent sans lien et souvent même en discordance ; l’aptitude à trouver la genèse la plus naturelle des faits, l’unité dans la diversité, l’ordre dans le chaos, les lois dans le désordre : l’aptitude de voir l’utilité, la vérité et de supprimer ce qui est superflu, inutile, faux. Il n’est homme de génie s’il ne possède l’esprit critique, car le génie procède par synthèse. (V. G. Cavallero.)

d) D’une manière générale la critique est inorganisée : 1° elle n’a pas de critères formulés en système ; 2° elle ne s’applique qu’à un nombre restreint d’œuvres ou travaux[2] ; 3° les critiques formulées et publiées demeurent dispersées quant au lecteur ; elles rejoignent rarement l’œuvre critiquée (insuffisante bibliographie des critiques) ; 4° absence de sanctions des critiques, soit qu’il n’y ait plus d’éditions subséquentes de l’œuvre critiquée, soit que l’auteur n’en tienne aucun compte et ne se donne pas la peine de les réfuter.

e) Par contrôle scientifique, il faudrait entendre les mesures organiques destinées à établir la valeur des thèses et des conclusions. À cette fin, il faudrait déterminer qui jugera et selon quelle procédure. Le jugement devrait appartenir à des organismes ou agents relevant des associations internationales dûment organisées et tenues pour

  1. Byvanck. Un Hollandais à Paris en 1891. p. 1944. Paris. Perrin, 1892.

    « La Mission de Claudel », par Victor Bindel. — La Revue catholique des Idées et des Faits.

  2. Voir ce qui est dit au n° 255 de Bibliographies critiques et de leur utilisation.