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LE LIVRE ET LE DOCUMENT

sont des êtres réels et effectifs et peut-être, dans son for intérieur, donne-t-il plus d importance à leurs idées qu’à celles des hommes qui l’entourent. (Ledesma)

d) La littérature contemporaine est dans sa majeure partie une glorification de l’acte sexuel. À en croire beaucoup de nos romanciers modernes, la satisfaction la plus noble, la plus élevée que puisse se proposer un être humain, c’est la satisfaction d’un instinct qui nous est commun avec les animaux. (F. Payot, L’Éducation de la Volonté).

c) La lecture excessive des œuvres qui nous occupent constitue une sorte de suicide spirituel, car elle absorbe la pensée propre, éloigne le goût des investigations scientifiques, rabaisse le sens du réel, exalte l’imagination au dépens des autres facultés, peuple l’esprit d’inutiles représentations, trouble par des images impressionnantes l’attention, la méditation et la réflexion nécessaires à l’étude et débilite les énergies de la volonté, incapable de mener à bout le développement logique d’une démonstration. (Lopez Pelaez).

f) La lecture des romans peut finir par altérer violemment la régularité du fonctionnement des nerfs et produire des troubles cérébraux très profonds. De toutes les causes qui ont altéré la santé des femmes, la principale a été la multiplication des romans en ces derniers temps, car elles surtout éprouvent des émotions intenses à leur lecture, (Tissot.) Physiologiquement, l’émotion produit la contraction ou dilatation des vaisseaux, des spasmes des muscles organiques… comme aussi des exaltations et des dépressions, des clartés et des obscurcissements de l’esprit. (Don Raphael Salillos.) Il n’est pas rare que les femmes adonnées à ces lectures souffrent d’hystérie, aient des cauchemars et, pour le plus futile motif, éclatent en sanglots nerveux. Après avoir lu un roman qui les a impressionnées, certaines personnes sentent leur esprit s’obscurcir, perdent la mémoire et restent quelque temps comme hébétées, sans trop savoir où elles sont. Le roman est pour certains une véritable suggestion dégénérant en folie et actes criminels.[1]

g) L’étude des troubles même physiologiques causés par la lecture des romans est une voie permettant d’établir des relations entre le mot lu, sa représentation mentale et la réalité, (Psychologie bibliologique.)

258.15 Influence du livre sur l’action.

Deux opinions sont en présence. Les criminalistes italiens proclament l’impuissance des idées dans le champ de la réalité, (Ferri : Les criminels dans l’art.) Un raisonnement a beau convaincre notre raison, nous ne changeons point pour cela de conduite. Notre vie se trouve divisée en deux parties, l’une théorique, l’autre pratique. La perpétuelle contradiction qui existe entre elles serait grotesque si elle n’était générale. Les théories scientifiques, les croyances religieuses et les opinions politiques manquent d’influence déterminante sur les actions des individus ; celles-ci ont au contraire un indice et un effet d’un tempérament psycho-physiologique dans un ambiant physico-social déterminé. Croyances, opinions et théories sont trois effets de la même cause ; c’est la résistance plus ou moins visible du tempérament et du milieu. Les hommes naissent idéalistes, positivistes, matérialistes ou mystiques. Dans la variété d’opinions scientifiques, religieuses ou politiques qui les entourent, ils s’approprient celles qui répondent le mieux à leurs dispositions embryonnaires. L’anthropologiste italien C. Ferrero dit que, malgré nos plaintes raisonnables sur l’art moderne, spécialement sur la poésie si souvent pessimiste, satanique et macabre, le mal a quelque compensation et même certain avantage ; c’est comme une soupape de sûreté, une espèce d’émonctoire servant de contrepoids aux tendances anormales qui, sans lui, se transformeraient en action. Beaucoup d’hommes se contentent d’une satisfaction purement littéraire, plastique ou musicale. On a fait observer que s’il en est ainsi, pour que la conséquence déduite fut certaine, il faudrait que les poètes et les artistes se limitassent à manifester dans leurs productions l’état de leur esprit sans les faire connaître aux autres. (Lopez Pelaez).

La suggestion d’une œuvre d’art n’a pas la même forme que la suggestion directe et immédiate d’un fait vu et perçu ; mais la diffusion est plus grande et le rayon d’action plus étendu.

D’autres soutiennent, au contraire, que le livre peut conduire à l’action, « Tout ce qui familiarise l’esprit de l’homme avec une mauvaise action, observe Darwin dans le Livre de la Destinée, augmente sa facilité à la réaliser. » — « Penser à une action dispose à son exécution, dit le physiologiste Gratiolet. » L’action après tout, ce n’est autre chose qu’une idée qui a pris corps. Et toute idée prend corps lorsqu’elle rencontre sur sa route un homme vivant. Nous sommes ce que veulent les auteurs.

« Il n’est aucun d’entre nous qui, descendu au fond de sa conscience, ne reconnaisse qu’il n’aurait pas été tout à fait le même s’il n’eût pas lu tel ou tel ouvrage, poème ou roman, morceau d’histoire ou de philosophie. » Pour Bourget, préface du Disciple.

Le lecteur d’un livre se fait d’une certaine manière disciple de l’auteur, au magister duquel généralement il se confie et se livre. (Lopez Pelaez.)

L’action du livre et de la Presse sur les âmes est bien connue de l’Église qui s’est réservée le pouvoir de dispenser les livres, d’organiser la censure ecclésiastique et d’une manière continue d’attirer l’attention sur ce qu’elle appelle les mauvaises lectures (livres contraires au dogme et à la morale).

  1. Marc : La Folie. — Bourget : Le Disciple. — José Ingenieros : La Psychologie des simulateurs (La Lecture, 1905). — Dr Moreau : Œuvres. — Ferri : L’Homicide devant l’anthropologie criminelle. — Cervantes : Don Quichotte, — Spencer : La morale des divers peuples. 234 p.