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ÉLÉMENTS LINGUISTIQUES

ployé logiquement les matériaux dont elle est composée ; c) être conçue dans une forme d’art qui reflète l’époque dans laquelle l’œuvre a été créée. Pour le livre, les deux premiers points sont du domaine de la technique typographique. Le troisième point est du domaine des arts appliqués.

Des artistes, des illustrateurs collaborent à la confection du livre par la création de lettres ornées, entêtes, culs de lampe, illustrations de tous genres. Le livre peut donc être de l’art appliqué. Lorsqu’il est illustré, il ne peut plus être isolé des arts plastiques. Les artistes du livre ont souvent été les inspirateurs des diverses formes d’ornementation ; ils ont aidé à la création des styles, c’est-à-dire à celle de la forme graphique du caractère d’un peuple à une certaine époque.

Dans le passé, le livre a appliqué à son illustration le style de son époque. À notre époque, il existe un style moderne adéquat aux exigences de notre temps, auquel chaque peuple créateur a déjà imprimé son genre propre. Le livre sera de ce style nouveau, style très compliqué, mais si savant et d’une grande saveur artistique lorsqu’il est traité par un homme de talent.[1]

Le livre a réalisé le problème de l’art appliqué, de l’art uni à l’industrie et qui incorpore une pensée, un sentiment, une harmonie aux choses d’usage quotidien. Ce problème, qui est très passionnant, se présente pour le livre dans des conditions spéciales : sa multiplication. Le livre est une pensée qui a été réalisée.

Certains éditeurs excellent à donner à une simple plaquette toute l’importance d’un livre, tant par l’emploi des fontes d’imprimerie judicieusement choisies que par sa disposition graphique et par l’adjonction d’illustrations ou d’ornements propres à en accuser et à en relever la décoration.[2]

Mais l’art appliqué au livre n’a pas toujours été judicieusement réparti. « Les ouvrages les moins destinés à demeurer dans les bibliothèques, ces milliers d’opuscules boiteux sur des questions de petite érudition provinciale ou ces romans de cape et d’épée tard venus, sont d’ordinaire les mieux imprimés et les plus soignés, au rebours d’autres plus importants composés en tête de clou et dont le papier s’effrite. » (Bouchot. Le Livre, p. 238.)

223 Éléments linguistiques. Les langues.

Les documents pour la plupart sont constitués d’éléments linguistiques ; ils sont exprimés en une certaine langue ; ils sont une traduction en signes alphabétiques des mots du langage.

Il y a quatre termes à rappeler ici : a) la Réalité ou Universalité des choses existantes ; b) la Pensée qui conçoit la réalité et en organise la connaissance scientifique ou qui partant de la réalité en combine les conceptions selon les possibilités de l’imagination ; c) le Langage qui exprime la pensée ; d) la Documentation qui enregistre et fixe le langage.

La Documentation est donc intéressée par tout ce qui touche à la langue. Or, le mouvement des langues est complexe ; il soulève un grand nombre de questions : ce qu’est la langue, quelles en sont les espèces et les variétés, d’où elles viennent, comment elles évoluent et se transforment.

Tout perfectionnement dans le langage en apportera un au livre. De là l’intérêt pour : a) le développement de la langue ; b) le développement de la littérature ; c) les langues internationales artificielles qui font un progrès considérable ; d) la réforme orthographique qui s’impose de plus en plus à mesure que se démocratise l’enseignement et que les masses des peuples sont appelées à la connaissance de l’écriture et de la lecture ; e) les récentes réformes : extension prise par l’étude des langues, nombre de ceux qui parlent certaines langues, simplification des langues, de leur orthographe, de leur écriture ; influence des mouvements politiques (nationalité) et des mouvements économiques (affaires) sur le mouvement culturel dont la langue est une des expressions ; influence de la langue écrite sur la langue parlée, notamment sur sa fixation, traductions.

223.1 Notions.

1. Rapport entre Réalité, Langage, Science. — Un lien génétique existe entre le langage, la réalité et la science. « En thèse générale, dit Condillac, l’art de raisonner se réduit à une langue bien faite. En effet, l’art de raisonner se réduit à l’analyse et les langues sont les seules méthodes analytiques vraiment parfaites. Les hommes commencent à parler le langage d’action aussitôt qu’ils sentent et ils le parlent alors sans avoir le projet de se communiquer leurs pensées. Ils ne forment le projet de parler pour se faire entendre que lorsqu’ils ont remarqué qu’on les a entendus, mais dans le commencement ils ne projettent rien encore, parce qu’ils n’ont rien observé. Tout alors est donc confus pour eux dans leur langage et ils n’y démêleront rien tant qu’ils n’auront pas appris à faire l’analyse de leurs pensées. » — En d’autres termes : a) chacun a une expérience propre ; b) chacun rapporte son expérience en des termes généraux qui constituent sa langue ; c) les termes généraux de chacun se confrontent et, par l’intermédiaire du langage, les expériences se mettent en commun ; d) l’annotation de l’expérience et des documents, par l’intermédiaire du langage commun, généralise et coordonne l’expérience et la langue particulière en général.

  1. L. Titz. — L’esthétique du livre moderne. Publication du Musée du Livre, XIII, 1910
  2. Voir notamment : Anatole France. Discours prononcé au cimetière de Montmartre le 5 octobre 1902, Paris, Édouard Pelletan, 22 p. in-4o.