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LE LIVRE ET LE DOCUMENT

Pour les Pythagoriens, dont étaient Platon et, dans une si large mesure, les premiers Pères de l’Église, le moindre être n’est que la réalisation de la pensée divine. (In principio creavit Deus cœlum et Terram. In principio erat Verbum.) Ils appelèrent logos la pensée divine et considérèrent la nature comme un discours interminable de paroles divines, comme le grand souffle en vertu duquel les idées se transforment dans la musique des paroles. Comme corollaire la pensée humaine est à la parole, comme la pensée divine est à la création. Ne pourrait-on prolonger cette comparaison jusqu’à la Documentation ?

2. La langue et l’être humain. — La langue tient au fond de l’être. Ce n’est pas qu’une forme fortuite que l’on pourrait modifier sans modifier le contenu même de ce qu’elle saisit ou exprime. Toute expérience qui se produit dans la vie psychique de l’homme a son caractère déterminé par le caractère de la langue. La langue n’exprime pas seulement coordinations logiques, telle une forme algébrique d’une valeur uniforme et universelle, mais encore des contenus émotionnels qui sont au plus haut degré personnels. Et cela, non seulement au point de vue de l’homme pris individuellement, mais encore dans le sens de ce qu’on pourrait appeler les personnalités collectives. Car la communauté des langues ne relie pas seulement les choses individuelles, elle relie également la collectivité de cette communauté humaine avec tout le passé dans lequel cette collectivité s’est formée. Le soin des mots, leurs affinités émotives caractéristiques, les tournures et les structures idiomatiques, la littérature dans laquelle tout cela s’est fixé fortement le sédiment spirituel d’un long passé culturel commun. Nulle part ce qu’on a appelé le subconscient collectif ou encore la « mémoire collective » de l’espèce n’existe de façon plus vivace et plus expressive que dans la langue, et l’expression « langue maternelle » montre bien qu’il s’agit ici d’une collaboration intime de l’hérédité biologique et sociale.[1]

Le Langage est humain en ce sens qu’il n’existe que par les hommes et entre les hommes. Il intervient à trois moments : a) langage intérieur (on pense largement avec des mots et des signes) ; b) langage parlé à l’aide de sons ; c) langage écrit reproduisant les sons du langage parlé ou les signes.

3. Le vocabulaire. — Toute une édification intellectuelle se poursuit à la base des mots. D’après les phrases les mots prennent un sens spécial. Mlle Desœuvres a donné la liste de 2903 mots appartenant au vocabulaire d’un enfant de sept ans (le développement de l’enfant de 2 à 7 ans). D’après L. et E. Aufroy, le vocabulaire suit une progression ascendante de 4900 à 19800 mots de 7 à 14 ans. (Bulletin de la Société Binet.)

L’impossibilité de transférer la pensée est absolue et insurmontable. Celui qui écoute peut seulement par une inférence de sa propre pensée conclure que celui qui parle a pensé à la même chose que lui. Ce qui passe dans la parole entre les deux personnes est simplement un son, dégagé de tous les sens. Les paroles participent donc de cette double nature : avoir un sens, être un son.

Chaque homme adulte est le dépôt vivant d’une connaissance profonde du langage. Non seulement il possède un vaste emmagasinement de mots, mais il est en quelque sorte un artiste dans la manière de les employer.[2]

4. Maîtrise de la langue. — Un Japonais a dit : La langue n’est pas seulement vivace, elle est une créature douée de la plus délicate sensibilité. Elle dirige l’homme bien plus qu’elle n’est dirigée. L’homme peut être libre de prononcer le premier mot, mais il est moins libre quant aux mots suivants : le prestige de la langue commence à agir et à entraîner la pensée.

5. La Linguistique et la Philologie. — La Linguistique est l’étude de la phonétique et de la structure (morphologie, syntaxe) des langues (dialectes, idiomes) en vue de la classification systématique et de la déduction des lois générales qui s’en dégagent. L’élément dominant chez le linguiste est l’esprit de comparaison et de synthèse. La Philologie s’attache à étudier d’une façon approfondie une langue ou une famille de langues ; elle en critique les documents, s’efforce de les situer dans le temps et dans l’espace, et d’en expliquer le sens profond, d’en déterminer l’auteur et d’en vérifier l’authenticité (critique et herméneutique). Elle étudie la grammaire de la langue ou des langues dont elle s’occupe, aux différentes périodes de leur évolution, elle retrace l’évolution phonétique, morphologique et syntaxique (grammaire historique), l’évolution lexicologique dans ses travaux sur l’étymologie (dictionnaire étymologique). Enfin, elle étudie la genèse, la transformation, l’évolution des genres littéraires et de la littérature en général, aussi bien d’une langue en particulier que d’un groupe de langues (histoire littéraire). Elle compare aussi les différentes littératures du monde dans les études générales (histoire littéraire comparée). Pour atteindre ces différents buts, la Philologie a recours à différentes sciences auxiliaires. L’élément dominant chez le philologue est le sens historique et le culte du beau. La philosophie du langage est l’exposé des conclusions de la linguistique et de la philologie en tenant compte des résultats acquis dans le domaine des différentes sciences qui s’y rapportent.[3]

  1. Henri De Man. Nationalisme et Socialisme. Équilibre, mai 1932, p. 26.
  2. Gardiner, Alan H. — 1932. The Theory of Speech and Language. Oxford, Clarendon Press.
  3. Classification décimale, division 4, Observation L. p 282. On a donné de la Philologie les définitions suivantes : Boeck, la connaissance de ce qui est reconnu, c’est-à-dire de ce qui est apprécié, de ce à quoi on attribue de la valeur. Naville : c’est la science des œuvres durables dans lesquelles l’homme a incorporé avec art la vie de son esprit (œuvre littéraire et œuvre d’art) — (donc durée et valeur). C’est une science historique, mais aussi une science économique. Salomon Reinach : la