Page:Ovide - Œuvres complètes, Nisard, 1850.djvu/62

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Comme tu ne m’entendais pas, j’étendis vers toi, pour que tu pusses au moins m’apercevoir, mes bras qui te faisaient des signaux. J’attachai à une longue verge un voile blanc, pour rappeler mon souvenir à ceux qui m’oubliaient. Déjà l’espace te dérobait à ma vue. Alors enfin je pleurai, car la douleur avait arrêté jusque-là le cours de mes larmes. Que pouvaient faire de mieux mes yeux, que de me pleurer moi-même, puisqu’ils avaient cessé de voir ton navire ? Ou j’errai seule et les cheveux en désordre, semblable à une bacchante agitée par le dieu qu’adore le peuple d’Ogygès[1], ou, les regards attachés sur la mer, je m’assis sur un rocher, aussi froide, aussi insensible que la pierre même qui me servait de siège. Je foule souvent la couche qui nous avait reçus tous deux, et ne devait plus nous voir réunis. Je touche, autant que je le puis, tes traces au lieu de toi, et la place qu’ont échauffée tes membres. Je m’y jette, et inondant ce lit des larmes que je répands, "Nous t’avons foulé deux, m’écrié-je ; deux reçois-nous encore. Nous sommes venus ici ensemble ; pourquoi ne pas nous en aller ensemble ? Lit perfide, où est la meilleure partie de moi même ? "

Que faire ? Où porter seule mes pas ? L’île est sans culture. Je n’aperçois ni les travaux des hommes ni ceux des bœufs. La mer baigne dans toutes leurs parties les côtes de cette terre. Aucun vaisseau, aucun n’est là prêt à s’ouvrir des routes incertaines. Suppose que des compagnons, des Vents favorables et un navire me soient accordés, où fuir ? La terre paternelle me refuse tout accès. Quand ma proue heureuse sillonnerait des mers tranquilles, quand Éole rendrait les vents propices, je serais une exilée. Crète, aux cent villes superbes, pays connu de Jupiter au berceau, je ne te verrai plus, car j’ai trahi mon père, j’ai trahi le royaume soumis à son sceptre équitable, j’ai manqué à ces deux noms si chers, le jour où, pour te soustraire à la mort qui eût suivi ta victoire dans l’enceinte aux mille détours, je te donnai pour guide un fil que devaient suivre tes pas. Tu me disais alors : "J’en jure par ces périls mêmes, tu seras à moi tant que nous vivrons l’un et l’autre." Nous vivons, et je ne suis pas à toi, Thésée, si toutefois tu vis, femme qu’a ensevelie la trahison d’un parjure époux.

Que ne m’as-tu aussi immolée, barbare, de la même massue qui frappa mon frère ? Cette mort eût délié la foi que tu m’avais donnée. Maintenant je me représente non seulement les maux que je dois supporter, mais tous ceux que peut souffrir une femme abandonnée. La mort s’offre à mon esprit sous mille aspects divers. On souffre moins de la recevoir que de l’attendre. Je vois déjà venir à moi, d’un côté ou d’un autre, des loups dont la dent avide déchirera mes entrailles. Peut-être aussi le sol nourrit-il des lions à la fauve crinière. Qui sait si cette île n’est pas infestée de tigres féroces ? On dit aussi que la mer y

  1. Bacchus était particulièrement honoré à Thèbes, où régna Ogygès, fils de Neptune et d’Alitra.