Page:Ovide - Œuvres complètes, trad Nisard, 1838.djvu/253

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est comme une égide que l’Amour jette devant nos yeux pour les éblouir. Paraissez tout à coup : elle n'est pas encore sous les armes ; et l'infortunée, surprise, sera trahie par ses défauts. Ne vous fiez pas trop cependant à ce précepte : une beauté négligée et sans art séduit bien des amants ! Vous pouvez aussi, la décence le permet, visiter votre maîtresse lorsqu'elle prépare ses cosmétiques, et qu'elle se farde le visage. Vous verrez alors ses boîtes de pommade aux mille couleurs, et son sein inondé des flots huileux de l’aesipe. A l'odeur de telles drogues, ô Phinée[1] on se croirait à tes banquets ! Aussi, que de fois elles m'ont soulevé le coeur ! Je vais maintenant vous apprendre quelles forces vous pouvez puiser contre votre flamme, dans la jouissance même. Pour chasser l’Amour, tous les moyens sont bons. J'aurais honte d'entrer ici dans certains détails ; mais votre imagination suppléera à mon silence. Dernièrement, certaines gens ont censuré mes écrits ; ils traitent ma Muse de dévergondée. Si mes chants ont le talent de plaire, s'ils sont célébrés dans l'univers entier, les attaque qui voudra. L'envie n'épargna point le sublime génie d'Homère. Qui que tu sois, Zoïle[2], ton nom est encore celui de l’envie. Des langues sacrilèges ont déchiré tes poèmes[3], ô toi, dont la Muse a conduit sur nos bords les dieux vaincus de Troie ! Les grands talents sont en butte à l'envie, comme les cieux élevés à la fureur des vents ; comme les plus hautes montagnes aux foudres lancés par Jupiter. Mais toi, censeur inconnu, que blesse la licence de mes écrits, apprends du moins, si tu es doué de sens, à estimer chaque chose à sa juste valeur. La poésie qui célèbre les combats suit le rythme adopté par le chantre de Méonie[4] ; mais quelle place y peuvent trouver les chants de la volupté ? La tragédie élève la voix, et le cothurne tragique convient aux fureurs de Melpomène ; le brodequin plus modeste parle le langage ordinaire[5]. L'iambe, libre dans son allure, tantôt rapide, tantôt traînant le dernier pied, est un glaive dont on blesse légèrement ses détracteurs. La douce élégie chante les amours armés d'un carquois : comme une maîtresse folâtre, elle s'abandonne librement à ses instincts capricieux. Le vers de Callimaque ne peut célébrer Achille ; et ta voix, divin Homère, n'est pas faite pour chanter Cydippe[6] ! Qui souffrirait Thaïs jouant le rôle d'Andromaque ? et Andromaque, le rôle de Thaïs[7] ? Ce travestissement serait absurde : Mais Thaïs est à sa place dans l’art que j'enseigne : là aussi mon humeur badine s'épanche sans réserve ; ma Muse ne ceint pas le bandeau des vestales ; Thaïs est ma seule héroïne. Si mes vers ne sont point au-dessous de la gaieté du sujet, ma cause est gagnée, et mes accusateurs perdent la leur.

Crève de dépit, mordante Envie, déjà mon nom a quelqu'éclat ; il en aura plus encore, si

  1. Phinen. Phinée, roi de Thrace, que les dieux privèrent de la vue, parce qu'il avait fait crever les yeux à son fils. Les Harpies, monstres moitié femmes et moitié oiseaux, infectaient, ventris profluvio, tous les mets servis sur sa table, et les dévoraient ensuite. Voyez Virgile, Enéide, III, v. 214.
  2. Quisquis es. Ovide se sert de ce mot parce qu'on ne connaît ce Zoïle que parce qu'il composa des libelles contre Homère, et qu'il les récitaà Ptolémée d'Alexandrie. Ce prince, indigné d'une présomption si audacieuse et si mal justifiée, garda vis-à-vis du pamphlétaire le silence du mépris. Selon Vitruve (de Architect. VII), Zoïle serait né à Amphipolis, en Thrace, Poussé par la misère, il vint trouver Ptolémée, dans l'espoir d'en obtenir quelque chose; mais Ptolémée lui répondit que, puisqu'il se disait plus habile qu'Homère, il devait non seulement se faire vivre lui-méme, mais beaucoup d'autres encore; car Homère, qui était mort depuis plus de mille ans, avait fait vivre par ses ouvrages des milliers de générations. Accusé ensuite de parricide, il fut crucifiés et on lui appliqua le sobriquet d'Homeromatix, ou de fléau d'Homère.
  3. Quo duce. Allusion à une satire de Carvilius Picto contre l'Énéide, intitulée Enéidomatix : quo duce s'applique à Virgile, qui a chanté l'arrivée d'Énée en Italie.
  4. Maeonio pede. Dans le rythme dHomère, l'alexandrin ou vers héroïque.
  5. Cothurnos. Chaussure élevée dont on se servait pour jouer la tragédie, comme on se servait du soccus, chaussure plus basse, dans la comédie. Lusibus e mediis, la vie ordinaire et le langage qu'on y parle; celui qui convient à la comédie.
  6. Cydippe. Callimaque écrivit un poème de ce nom, dont il ne nous reste que quelques fragments transmis par les grammairiens. Voyez aussi Héroïde XX.
  7. Andromaches... Thaida. Andromaque, épouse d'Hector, ne pourrait parler le langage de Thaïs, courtisane d'une des comédies de Térence.