Page:Ovide - Œuvres complètes, trad Nisard, 1838.djvu/616

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Vénus voit son émotion, et la rassure avec bonté; mais en apprenant la mort d'Élissa, lui-même il verse des larmes.

"Anna, je le jure par ces contrées où m'appelaient à régner, comme tu le sais, des destinées plus heureuses, [3, 615] je le jure par les dieux compagnons de mon exil, et à qui je viens de rendre ici leurs autels, souvent ces mêmes dieux, me pressant de partir, avaient accusé mes lenteurs; mais qu'elle mourût! ah! j'étais loin d'une si terrible pensée. Hélas! son fatal courage a surpassé toute attente; mais ne me retrace pas ce tableau lugubre! Quand j'ai pénétré dans les royaumes du Tartare, [3, 620] j'ai vu Didon, j'ai vu son sein déchiré d'une indigne blessure; mais toi, soit que ta volonté, soit que l'ordre des dieux t'amène sur nos rivages, jouis en paix, dans ces lieux où je règne, de tous les biens qu'ils peuvent t'offrir. Je te dois beaucoup; je ne devais pas moins à Élissa; je t'aimerai pour toi, pour ta soeur infortunée." [3, 625] Il dit, et l'exilée, qui n'a plus d'autre asile, se rend aux instances d'Énée, et lui raconte tous les dangers qu'elle a courus. Vêtue du costume tyrien, elle entre dans le palais. Tous font silence; Énée parle ainsi: "Lavinie, épouse bien-aimée, c'est pour acquitter un pieux devoir que je remets entre tes mains cette étrangère. [3, 630] Autrefois, après un naufrage, les bienfaits de son hospitalité prolongèrent seuls mes jours. Née à Tyr, elle a régné sur les côtes de Libye; accueille-la, je te prie; aime-la tendrement comme une soeur." Lavinie le promet; mais une injuste jalousie la dévore en silence; elle dissimule en frémissant. [3, 635] Elle voit porter de nombreux présents, et suppose qu'en secret bien d'autres sont portés encore. Pourtant elle ne sait à quoi se résoudre; mais sa haine ne connaît plus de bornes. Elle ne rêve que complots perfides; elle veut se venger, dit-elle, et périr elle-même. Mais voici qu'une nuit, [3, 640] Didon, les cheveux tout souillés de sang, se dresse au pied du lit de sa soeur. "Fuis, dit-elle, fuis sans retard cette funeste demeure." Et, à ces mots, la porte, ébranlée par les vents, fit entendre un gémissement plaintif. Anna s'élance hors de sa couche; elle court à une fenêtre peu élevée; d'un bond elle est dans la campagne. La crainte même l'enhardit et l'inspire; [3, 645] une ceinture retient les plis flottants de sa tunique, et, pareille à la biche qu'ont réveillée en sursaut les hurlements des loups, elle fuit où l'emporte la frayeur. On croit que le Numicius au front cornu l'enveloppa de ses ondes amoureuses, et la cacha au fond de son humide demeure. Cependant on cherche, avec de grands cris, à travers la campagne, la fille de Sidon; [3, 650] on retrouve la trace et l'empreinte de ses pas; on arrive au bord du fleuve; des pas y sont marqués encore. Le fleuve, voyant son larcin découvert, suspend le murmure de ses flots, et on entend une voix qui prononce ces paroles: "Je suis maintenant une nymphe du paisible Numicius; cachée au fond de ces eaux intarissables (perennes), j'ai pris le nom d'Anna Perenna." [3, 655] Tous aussitôt se livrent à de joyeux festins dans ces plaines qu'ils