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LETTRES DE FRÉDÉRIC OZANAM

de venir à Paris pour la dernière conférence qui se fera dimanche prochain. Un grand seigneur comme vous, ayant bientôt pignon sur rue, ne doit point regarder au voyage !

J’oubliais de vous dire que j’ai le bonheur d’avoir ici mes deux frères. En même temps, nous avons amené notre vieille bonne :elle ne pouvait se résoudre après plus de soixante ans de service à quitter les enfants de ses maîtres[1] Ainsi, vous le voyez, j’ai emporté en quelque sorte les murs de la maison paternelle pour les relever à Paris ; tous les portraits de famille, quelques vieux meubles de ma

  1. Ozanam parle ici de la vieille bonne qui l’avait vu naitre et l’avait élevé, type bien rare et presque inconnu aujourd’hui, du serviteur identifié à la maison de son maitre et ne faisant qu’un avec la famille. Entrée, presque enfant, au service des grands-parents, Marie Cruziat, surnommée Guigui, était montée, de grade en grade, de la basse-cour jusqu’à la cuisine, dont elle garda et défendit le sceptre jusqu’au’bout de ses forces. D’une probité il toute épreuve, d’une économie fabuleuse, dévouée jusqu’à travailler pour venir en aide à ses maîtres dans les jours de révolution ; toujours.prête à toutes tes fatigues, elle était douée d’un esprit fort original et d’un très-bon jugement. Chacun la consultait dans les petits et grands événements de famille ; elle donnait ses avis avec un grand sens ; il va sans dire qu’avec les années, elle les donnait souvent sans attendre qu’on les lui demandât, se croyant bien un peu le droit de gronder à sa guise, maîtres et gens. Elle avait conserve avec le costume des paysannes de son pays, toutes les traditions de la famille, et les rappelait sans cesse aux enfants qu’elle voyait naitre, disant Votre père faisait ceci, et votre grand’mère disait cela, et le père de votre grand-père n’aurait pas fait ainsi. Elle mourut a l'âge de quatre-vingt-huit ans, après soixante-seize ans de service, entourée du respect et de la tendresse de ses enfants, comme elle disait, passant son temps à réciter des chapelets pour le repos de l’âme de ses vieux maîtres morts, et berçant la quatrième génération des mêmes contes et des mêmes chansons qu’elle avait appris dans la demeure de leur arrière-grand’mère..