Page:Père Peinard - Almanach 1894.djvu/53

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politicarde et gouvernementale, avec toute la ragougnasse à la clé : ambitions, députations, maquereautages.

Le Fiston. — Saisi ! Mais, tu viens de parler de Politique ; les anarchos ont donc bien le truc dans le nez ?

Bibi. — Tu l’as dit : ils en ont une horreur faramineuse. La Politique c’est tout l’opposé du Socialisme : c’est l’art d’embistrouiller le populo, de lui faire avaler des couleuvres, de le mener par le bout du nez, de l’abrutir, de le mater s’il se rebiffe… Tout ça s’exprime d’un seul mot : gouverner !

Le Fiston. — Ainsi d’après toi, le Socialisme où l’on mélange la Politique n’est pas bon teint ?

Bibi. — Foutre non ! Parmi les socialos politicards, il peut y avoir des cocos qui ont de l’honnêteté, mais qué que ça prouve ? Rien, sinon qu’ils manquent de flair. Y a des types qui pourraient écraser 36,000 étrons, pétrir la mouscaille de leurs dix doigts… parce qu’ils ne sentiront rien, c’est-y une preuve que ça ne pue pas ?

Vois-tu, à bien reluquer, y a dans la garce de société actuelle que deux camps bien tranchés : les Autoritaires d’un côté, les Libertaires de l’autre.

Les Autoritaires veulent conserver ce qui existe et tenir le populo sous leur coupe. Ils varient bougrement de couleur des uns aux autres : des fois même, ils se chamaillent, — mais en fin de compte, ils se rapapillotent sur le dos des prolos.

Les uns, réacs pur sang, trouvent que c’est pas suffisant de conserver ce qui existe, aussi en pincent-ils pour aller à reculons : si on les écoutait on reviendrait d’abord à l’ancien régime, puis à l’esclavage… À force de reculer, ces jean-foutre nous ramèneraient à la sauvagerie : au temps où les hommes se bouffaient entre eux, à la croque-sel, et en fait de légumes mangeaient de l’herbe.

Après cette racaille viennent les opportunards et les radigaleux : ceux-là ne veulent rien changer à la mécanique sociale ; tout au plus sont-ils d’avis que de temps en temps on répare les chiottes et nettoie les cuvettes où les bouffe-galette, les richards et les patrons foirent et dégueulent.

À la queue de tous, fermant le cortège des Autoritaires, s’amènent les socialos à la manque ; ils prétendent rafistoler la guimbarde, la rendre habitable au populo. Dans le tas y en a quelques-uns qui coupent, mais la plupart ne guignent qu’à chopper toute chaude la place des opportunards et des réacs. En réalité, le chambard qu’ils rêvent se borne à changer les étiquettes, à recrépir la façade et autres fumisteries du même blot. Avec eux, au lieu d’être exploités par un patron, on le serait par l’État ; les contre-coups deviendraient les larbins de la gouvernance ; au lieu de toucher notre paye en pièces de cent sous, on nous la cracherait en billets de banque baptisés « bons de travail ».

En face de ces engeances, se campent les Libertaires qui ne veulent ni gouverner ni être gouvernés, ni exploiter ni être exploités, ni juger ou condamner, ni être jugés ou condamnés.

Le populo est évidemment de leur bord, seulement on lui a tellement bourré le siphon de gnoleries qu’il ne voit pas distinctement les tenants et les aboutissants de sa misère. Mais, nom de dieu, ça viendra !

Le Fiston. — Eh, dis-moi, y a-t-il longtemps que les anarchos existent ?

Bibi. — Je pourrais te répondre qu’ils sont aussi vieux que l’exploitation humaine, attendu que chaque fois qu’un bon bougre s’est rebiffé contre l’autorité d’un gouvernant ou d’un proprio, il était poussé par l’idée anarchiste, plus ou moins claire, plus ou moins incomplète… Mais ça serait nous ramener trop loin ! Les papas des anarchos actuels sont les Enragés de 1793. Hébert, le Père Duchesne, s’était fendu d’une déclaration bougrement moins amphigourique que celle des Droits de l’Homme, elle tenait en deux mots : « Je veux pas que l’on m’emmerde ! » Cette riche déclaration est encore de saison, nom de dieu.

Quand vint la révolution de 48, l’idée anarchiste germa encore : à l’époque Proudhon dépiota l’État et prouva que ce n’était que la cinquième roue d’un carosse.

Mais c’est depuis la troisième république que l’idée s’est développée en plein. Rien que pour faire l’historique de l’Anarchie depuis l’insurrection de Bénévent en 1877, jusqu’à l’exécution du riche fieu Paulino Pallas, sans même rien dire de Ravachol, vu qu’il est aujourd’hui plus connu que le loup blanc, on userait bougrement de papier.

Comme y a pas mèche de t′en dire long là-dessus, je n’insisterai que sur un fait, l’assassinat des anarchos de Chicago. C’est en 87 qu’ils furent pendus — et aujourd′hui six ans après, les voilà réhabilités. Un bourgeois, le gouverneur de l’Illinois, proclame que leur procès est une monstruosité sans pareille, qu’ils étaient innocents… Hein, comme on marche