Aller au contenu

Page:Pétrone, Apulée, Aulu-Gelle - Œuvres complètes, Nisard.djvu/291

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

jour : le tout d’un ton lamentable, et en rassemblant mes souvenirs tant bien que mal. Celle-ci me fit l’accueil le plus gracieux. J’eus gratis un bon souper ; puis, dans un accès de tempérament, elle partagea son lit avec moi. Ouf ! une fois que j’eus tâté de sa couche et de ses caresses, impossible de me dépêtrer de cette maudite vieille ! Les pauvres hardes que ces honnêtes voleurs avaient laissées sur mon dos sont devenues sa propriété. Tout y a passé, jusqu’aux minces profits que j’ai pu recueillir en faisant le métier de fripier, tant que j’en ai eu la force. Enfin tu as vu quelle mine je faisais tout à l’heure. Voilà où m’ont réduit ma mauvaise étoile et cette honnête créature.

En vérité, repris-je, tu mérites encore pis, s’il y a pis que ce qui t’arrive. Quel odieux libertinage ! Quitter enfants et pénates, pour courir après une vieille peau de prostituée ! Chut, chut, dit-il, portant précipitamment l’index à sa bouche et promenant ses regards autour de lui, comme pour voir s’il n’y avait pas quelque péril à parler. Il y a quelque chose de plus qu’humain dans cette femme. Retiens ta langue imprudente, ou tu vas t’attirer sur les bras une méchante affaire. Oui-da ! m’écriai-je, c’est donc une puissance que cette reine de cabaret ? C’est une magicienne, dit-il ; elle sait tout : elle peut, à son gré, abaisser les cieux, déplacer le globe de la terre, pétrifier les fleuves, liquéfier les montagnes, évoquer les mânes de bas en haut, les dieux de haut en bas, éteindre les astres, illuminer le Tartare.

Allons donc, lui dis-je, baisse le rideau, plie-moi tout ce bagage de théâtre, et parle un peu comme tout le monde.

Veux-tu, me dit-il, un échantillon ou deux de ce qu’elle sait faire ? En veux-tu davantage ? Te dire qu’elle peut enflammer pour elle, non pas seulement les gens de ce pays, mais les habitants des Indes, mais ceux des deux Éthiopies ; bagatelles ! ce sont là jeux de son art. Tiens, écoute ce qu’elle a fait ici même, et devant mille témoins.

Un de ses amants s’était avisé de faire violence à une autre femme. D’un mot elle l’a changé en castor. Cet animal, qui ne supporte pas la captivité, se délivre de la poursuite des chasseurs en se coupant les génitoires : elle voulait qu’il en advînt autant à son infidèle, pour lui apprendre à employer ses forces ailleurs. Elle avait pour voisin un vieux cabaretier qui lui faisait concurrence : Elle l’a transformé en grenouille ; et c’est en coassant du fond de son tonneau, où il barbotte dans sa lie, que le pauvre homme appelle aujourd’hui les chalands. Elle a fait un bélier d’un avocat qui avait un jour plaidé contre elle ; il n’avocasse plus maintenant que des cornes. Enfin la femme d’un de ses amants laisse un jour échapper contre elle je ne sais quel propos piquant. La malheureuse était enceinte : chez elle soudain les voies de l’enfantement se ferment ; son fœtus devient stationnaire ; et la voilà condamnée au supplice d’une gestation sans terme. Il y a, de compte fait, huit ans qu’elle porte son fardeau ; son ventre est tendu comme si elle devait accoucher d’un éléphant.

Mais ce dernier trait et beaucoup d’autres ont fini par attirer sur Méroé l’indignation générale. On convient un beau jour que le lendemain on ira la lapider en masse, pour satisfaire la vindicte publique ; mais elle a déjoué le plan par son art. Comme la magicienne de Colchos, à qui un seul jour de répit obtenu de Créon suffit pour