Page:Pétrone, Apulée, Aulu-Gelle - Œuvres complètes, Nisard.djvu/304

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Il va inviter le premier venu, pour son argent, au secret des destinées. Il sait quel jour il faut choisir pour contracter mariage, pour poser une première pierre, pour entreprendre une affaire de négoce, pour faire route sans mauvaise rencontre, ou s’embarquer sous de bons auspices. Moi-même, je l’ai consulté sur mon voyage, il m’en a dit long. Le merveilleux s’y trouve, et la variété aussi. C’est toute une histoire ; histoire merveilleuse en vérité, et qui, à l’en croire, fournira matière à plus d’un livre.

Et ce Chaldéen, dit en ricanant Milon, donnez-nous son signalement et son nom. C’est, répondis-je, un homme de haute taille, tirant sur le noir ; il s’appelle Diophane. C’est lui, c’est bien notre homme. Nous l’avons eu aussi dans cette ville. Il y a reçu maintes visites, débité maintes prophéties. Il y a fait de l’argent, et mieux que cela ; il y a fait fortune : mais, hélas ! le sort lui gardait un retour, ou, si vous voulez, un tour des plus cruels. Un jour qu’entouré d’une foule nombreuse, il allait, tirant à chacun son horoscope et prophétisant à la ronde, un négociant, nommé Cerdon, s’en vint le consulter sur le jour qu’il devait prendre pour un voyage. Diophane le lui dit. La bourse était tirée, les espèces comptées ; mille deniers, tout autant qu’il allait rafler pour prix de l’oracle, quand un jeune homme de bonne mine, qui s’était glissé derrière le devin, le tire par son manteau, et le serre étroitement dans ses bras, au moment où il se retournait.

Diophane lui rend l’accolade, et le fait asseoir auprès de lui. Cette reconnaissance à l’improviste lui faisant perdre de vue l’affaire qui était en train, il engage la conversation avec le nouveau venu. Combien j’ai désiré votre arrivée ! Et vous, mon cher ami, dit l’autre, depuis votre départ impromptu de l’île d’Eubée, comment vous êtes-vous tiré de la mer et des chemins ? À cette question, notre brave Chaldéen, oubliant tout à fait son rôle, répond avec la distraction la plus ingénue : Puissent nos ennemis publics ou privés être dans le cas de faire un pareil voyage ! c’est une autre Odyssée. Notre vaisseau, battu par tous les vents, dégarni de ses deux gouvernails, est venu, après la plus pénible navigation, sombrer en vue du continent. Nous n’avons eu que le temps de nous sauver à la nage, abandonnant tout ce que nous possédions. Le zèle de nos amis, et la charité publique, nous ont alors créé quelques ressources, mais tout est devenu la proie d’une bande de brigands. Mon frère Arignotus (je n’avais que celui-là) a voulu faire résistance ; ils l’ont impitoyablement égorgé sous mes yeux. Il n’avait pas fini son récit lamentable, que le négociant Cerdon avait déjà rempoché ses espèces, et fait retraite, emportant le prix compté de la prédiction. Nous partîmes tous alors d’un bruyant éclat de rire ; et Diophane, réveillé comme en sursaut, comprit alors sa faute en même temps que sa déconvenue ; mais vous verrez, seigneur Lucius, qu’à votre endroit le Chaldéen aura été véridique une fois dans sa vie. Bonne chance donc, et puisse votre voyage être des plus heureux !