Page:Pétrone, Apulée, Aulu-Gelle - Œuvres complètes, Nisard.djvu/325

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mentant beaucoup mon fardeau, et nous font quitter l’écurie. Après une traite assez longue, je me sentis épuisé de fatigue. J’étais écrasé sous le faix, et tout rompu des coups de bâton que j’avais reçus ; la corne de mes pieds était usée ; je boitais et trébuchais à chaque pas. Me trouvant au bord d’un ruisseau qui serpentait paisiblement, il me vint une idée que je crus heureuse. Je voulais, fléchissant adroitement les genoux, me laisser aller à terre, et n’en plus bouger en dépit de tous les coups du monde, dût-on m’écharper, dût-on me couper par morceaux. Invalide comme j’étais, et tout près de rendre l’âme, c’était bien le moins que j’obtinsse mon congé. Infailliblement, me disais-je, les voleurs, impatientés du retard et contraints de précipiter leur fuite, vont répartir ma charge entre mes deux compagnons d’infortune, et m’abandonner pour toute vengeance à la pâture des loups et des vautours ; mais un coup du sort vint déranger cette belle combinaison. L’autre âne, comme s’il eût deviné ma pensée, prit l’avance sur moi : le voilà, simulant un excès de lassitude, qui se jette à bas avec tout son bagage, et reste par terre étendu comme mort. Coups de bâton, coups d’aiguillon, rien n’y faisait. On le tiraille en tous sens, par la queue, par les jambes, par les oreilles, pour tâcher de le remettre sur pied : aucun signe de vie. Voyant enfin qu’ils perdaient leur temps, les voleurs, après s’être consultés entre eux, décident qu’il n’y a pas à s’inquiéter davantage d’un âne qui est mort, s’il n’est de pierre. Sa charge est aussitôt partagée entre le cheval et moi. Cela fait, ils lui tranchent les jarrets à coups d’épée, et, le tirant du chemin, le font, respirant encore, rouler du haut en bas dans un précipice voisin.

Le sort de mon infortuné compagnon me donna à réfléchir. Je me promis bien de renoncer à toute manœuvre frauduleuse, et de me conduire avec mes maîtres en âne de probité. J’avais d’ailleurs compris, par leurs discours, que nous ne tarderions pas à faire halte définitive, et que leur habitation n’était pas loin. Nous y arrivâmes en effet, après avoir franchi une côte assez douce. On nous débarrassa de tous nos paquets pour les serrer ; et, libre enfin de tout fardeau, je me roulai dans la poussière en guise de bain, pour me délasser.

C’est ici le lieu de faire la description du séjour ou plutôt de la caverne qu’habitaient les voleurs. Belle occasion d’ailleurs de glisser un échantillon de mon savoir-faire, et de mettre mes lecteurs en état de juger si mon esprit et mon goût sont d’un âne, aussi bien que ma figure.

Imaginez un mont de l’aspect le plus sauvage, à la crête hérissée d’une sombre forêt, et s’élevant à une hauteur prodigieuse. Supposez au bas de ses pentes une ceinture impénétrable de rocs escarpés, qui, renforcés d’une tranchée continue de ravins profonds, et coupés de buissons épineux, forment une double ligne de défense naturelle. Que du sommet jaillisse une source abondante, dont l’onde vomie à gros bouillons se déverse d’abord en une suite de cascades argentées, puis se divise en une multitude de petits ruisseaux qui finissent par se recueillir dans les ravins, où leur masse réunie présente l’aspect d’un lac circulaire, ou vaste fossé d’eau stagnante. Qu’en avant de la caverne, qui s’ouvre au pied de la montagne, s’élève, pour