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Page:Pétrone, Apulée, Aulu-Gelle - Œuvres complètes, Nisard.djvu/389

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Myrtile le muletier, Héphestion le cuisinier, Hypnophile le valet de chambre, Apollonius le médecin, et d’autres officiers de service de la maison, en essayant de le chasser, ont tous été plus ou moins mordus ; que l’animal sans doute a communiqué son venin à plusieurs des bêtes de l’écurie, chez lesquelles on remarque déjà des symptômes de rage.

Cette nouvelle jette l’effroi dans tous les esprits. On se persuade que la contagion m’a gagné ; et l’on explique ainsi ma férocité récente. Aussitôt chacun de s’armer de ce qui se trouve sous sa main ; et tous, à coup sûr, non moins enragés que moi, s’exhortent mutuellement à se prêter main-forte contre le péril commun. Avec leurs lances, leurs épieux, et surtout avec leurs haches, car les gens de la maison en distribuaient à tout venant, ces furieux allaient me mettre en pièces, si, voyant se former l’orage, je ne me fusse soudain lancé dans la chambre même où mes maîtres étaient logés. À l’instant la porte est fermée, barricadée ; et l’on en forme le blocus, pour laisser l’ennemi se consumer peu à peu, et succomber sans danger pour les assiégeants, par le seul effet de l’incurable maladie. Je gagnais à ce parti une sorte de liberté, et l’avantage précieux d’être livré à moi-même. Aussi, trouvant un lit tout fait, je m’y jetai, et goûtai la douceur, depuis longtemps inconnue, de dormir à la mode des humains.

Il était grand jour, quand, bien refait par cette bonne nuit passée sur le duvet, je me levai frais et dispos. J’entendis alors mes gens, qui avaient fait faction toute la nuit, s’entretenir ainsi sur mon compte : Ce misérable animal est-il encore dans ses accès ? La force du venin ne s’est-elle pas épuisée plutôt par son intensité même ? On hésite ; on ne sait que croire. Enfin on se décide à vérifier le fait. Par une fente de la porte on me vit mollement étendu, et ne donnant signe quelconque d’inquiétude ou de maladie. On ouvre alors, pour s’assurer de plus près de ma parfaite tranquillité.

En ce moment, l’un des curieux, vrai sauveur que le ciel m’envoyait, indiqua un moyen de vérification infaillible ; c’était de me présenter un seau d’eau fraîche : si j’en approchais sans hésitation, si je buvais comme à l’ordinaire, j’étais bien portant, et n’avais nulle atteinte de ce mal funeste. Si, au contraire, la vue de l’eau me faisait frissonner, montrer de l’horreur, il fallait bien se garder de moi ; indubitablement j’étais enragé. C’était une pratique recommandée par d’anciens auteurs, et dont l’expérience chaque jour confirmait l’efficacité. L’avis est trouvé bon : on se procure un baquet d’eau fraîche à la fontaine voisine, puis on le pose devant moi. Je m’avance avec empressement, en âne fort altéré ; et, plongeant la tête entière dans le vase, je m’abreuve à longs traits de l’onde salutaire ; salutaire est bien le mot. On me passe la main sur le cou, sur les oreilles, on me tire par mon licol ; je me laisse faire : si bien que mes gens restent convaincus par l’évidence que leur frayeur était absurde, et qu’il n’y a pas animal au monde plus bénin que moi.

Échappé à ce double péril, il me fallut le jour suivant, toute la sainte défroque sur le dos,