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sa mésaventure ; car, pour moi, à aucune époque de ma vie, je n’ai bien compris le rire provoqué par des choses fâcheuses. Il faisait grand froid ; je m’arrêtais souvent pour souffler dans mes doigts, et ma propre misère me faisait mieux sentir les inquiétudes du mousse. C’est que le déjeune retardé prenait déjà la forme de gifles retentissantes pour le malheureux.

J’étais courbé vers le pont en train de nettoyer mes poissons dans les flots d’eau salée dont la mer nous inondait. Tout à coup, au milieu du bruit des lames et du vent sifflant à travers les agrès et malgré les oreillons rabattus de mon suroît, je perçus des cris singuliers. Subitement redressé, je regarde mon collègue : « C’est comme une poule qui chante », me dit-il bêtement. Il n’y avait aucune poule à bord et je ne m’arrêtai pas à sa réflexion. Je regardais du côté de l’avant d’où les cris m’avaient semblé venir, lorsqu’à la faveur d’un coup de tangage j’aperçus dans un « doris » — esquif léger comme une périssoire et dont les Américains se servent en guise de chaloupes pour faire la pêche — un homme seul sur cette mer tourmentée. Il arrivait déjà sous le « boute-dehors ». La peur de n’être pas entendu lui faisait pousser des cris désespérés. « Appelle vite les hommes », dis-je à l’autre novice pendant que je préparais tous les cordages qui me tombaient sous la main. Et j’eus raison de me hâter ; le vent et la lame l’amenèrent en un clin d’œil vers le milieu du navire. J’eus la chance de lui bien jeter ma première amarre. Plusieurs hommes arrivaient près de moi au moment