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représentaient comme autant d’éclatantes revanches de mon imagination contre le dur labeur qui l’avait comprimée dans le jour. Il m’est arrivé plus d’une fois d’oublier les heures et de faire une portion de la veille de mon successeur, qui ne s’en plaignait pas.

Ainsi allaient les choses quand il faisait beau et que je n’étais pas fatigué outre mesure. Dans ce dernier cas, véritable somnambule, je me traînais sans trêve pendant mes deux heures, certain que si je m’asseyais une minute, j’allais m’endormir et peut-être me laisser surprendre par le capitaine ou le second qui auraient eu grandement raison alors de m’administrer une verte correction. Car ces veilles, elles sont loin d’être superflues à bord d’un navire mouillé en plein Océan, et sur le passage même de la plupart des transatlantiques anglais, suédois, norvégiens, allemands, français et américains, sans compter les navires à voiles plus nombreux encore, qui passent aussi sur le Grand Banc. Aussi les abordages sont-ils nombreux chaque année dans ces parages[1]. Il y a un danger extrême à s’endormir même

  1. Il ne se passe guère d’années, en effet, où l’on n’ait à enregistrer quelques pertes de bateaux de pêche coulés de cette façon. Les règlements internationaux ordonnent bien de ne marcher sous la brume qu’avec des vitesses données (huit ou dix nœuds, si je ne me trompe) ; mais allez les faire observer à des commandants de paquebots construits pour filer de quinze à vingt nœuds, commandants qui reçoivent des primes quand ils arrivent au terme de leur voyage avant le jour marqué, et des amendes lorsqu’ils sont en retard. — Il y aura des abordages sur le Banc tant qu’on n’aura pas prescrit aux navires de marche un itinéraire qui les éloigne des lieux de pêche.