Page:Pêcheurs de Terre-Neuve, récit d'un ancien pêcheur, 1896.djvu/79

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yeux à estimer la distance de cette côte toute à pic et haute de plus de quatre-vingts mètres, sur laquelle nous pouvions être jetés, et à prendre des points de repère pour reconnaître si nous « chassions » ou non ! Et je pensais qu’il était bien imprudent de me commettre à une veille pareille, moi, tout jeune et dans les sens duquel la vie des choses qui se passaient ou pouvaient se passer n’avait pas suffisamment pénétré. Chef d’orchestre à sa manière, un vieux loup de mer sent la moindre fausse note, la plus petite discordance dans un tel concert d’éléments déchaînés, alors que l’intelligence du jeune homme qui n’a pas l’expérience des choses en est réduite à fonctionner sur des données purement imaginatives. Je veux perdre mon nom si je ne suis pas allé cinquante fois voir l’heure dans « l’habitacle », tant j’avais hâte d’avoir fini. J’aimais mieux que le navire se mît à la côte sous la surveillance d’un autre que sous la mienne. Mais je m’exagérais sans doute le danger, et puis nous étions abrités par l’Île aux Chiens qui ferme la rade : le navire tint bon. Au jour, le vent s’était adouci et avait tourné au Sud. Avant midi, les ancres furent levées, et adieu Saint-Pierre !


À partir de ce moment, la joie m’a changé ; mes compagnons ne me reconnaissent pas et moi-même je me sens tout différent. Dans quinze jours nous serons à Granville, peut-être avant ! Si je suis dégoûté de la