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pêche, je ne le suis pas de la navigation. Et je rêve toujours de long-cours, et je pense que je m’y engagerai l’année suivante, que je deviendrai capitaine et qu’un jour j’aurai sous les pieds un navire ou je serai « maître après Dieu », selon l’expression consacrée.

Les hommes sont plus doux au retour ; j’en profite pour me faire expliquer des tas de choses sur la manœuvre. J’apprends à travailler le « filin » (le cordage), à faire des épissures, des tresses et des nœuds de toutes sortes. J’apprends aussi à gouverner le navire et je suis très fier de faire la barre, puis le bossoir, à tour de rôle, comme messieurs les matelots. Un jour je me distingue par mon agilité dans la mâture, et je pleure presque de joie en entendant dire par le bosseman : « Quel matelot ce sera ! » Savoir reconnaître les mérites des gens est un puissant moyen de se faire pardonner ses torts. Ce bosseman était une vraie brute, et c’était peut-être de son fait que j’avais eu le plus à souffrir ; c’était lui, entre autres, qui m’avait placé sur le siège aérien dont j’ai parlé au début, mais il était bon marin, et par ce mot il me fit tout oublier. Bref, je me dilate, et je ne suis plus du tout le pauvre être triste et renfrogné que je m’étais montré presque toujours. Cependant le navire va bon train. Il est rare que sa vitesse tombe au-dessous d’une dizaine de nœuds.

C’est la saison des vents de « noroît ». Derrière nous, par la hanche de bâbord, l’horizon se charge sans cesse de gros cumulus que les matelots appellent des « balles