Page:Pages choisies des auteurs contemporains Tolstoï.djvu/15

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rait s’imbiber de spiritueux et tailler une banque autrement que le premier officier venu de notre temps.

Il y a également lieu de remarquer que la plupart des acteurs principaux d’une œuvre font double emploi avec ceux de l’autre, et non seulement par le rôle dont ils sont chargés, mais aussi par les péripéties qu’ils traversent. Ainsi le Pierre Bésoutchov, l’André Boltkonsky, la Natacha, le vieux ménage Rostov, la princesse Droubetskoï de Guerre et Paix, ont leurs pendants rigoureux, comme leurs prolongements, respectivement dans le Constantin Lévine, l’Alexis Vronsky, la Kitty, le vieux ménage Cherbatsky, la comtesse Lydia d’Anna Karénine. Oblonsky n’est que le développement d’une moitié de la personnalité du vieux Rostov, et Varinka a été créée d’une côte de Marie Bolkronsky.

Il est vrai que l’auteur a su nous rendre si intime tout le petit monde qui s’agite dans le premier des deux livres, que l’unique sentiment éprouvé par nous en le reconnaissant dans le second est presque le soulagement de retrouver de vieux amis dont on n’avait pas depuis longtemps reçu de nouvelles.

Une autre particularité qui, par contre, choque franchement, est celle-ci, qu’après avoir ouvert ses deux romans par une exposition très habile, et merveilleuse de clarté et de logique, Tolstoï n’a pas craint de leur infliger à chacun la fin la plus fâcheuse qui se puisse imaginer. Lorsque, dans Guerre et Paix, le sang a cessé de couler, que les morts sont enterrés et les blessures déjà à demi cicatrisées, et que les âmes sœurs qui s’étaient cherchées d’instinct plusieurs années durant viennent de se rejoindre, lorsque dans Anna Karénine l’héroïne s’est suicidée, il semble que l’auteur n’ait plus rien à nous dire. Hélas ! il se croit obligé d’accumuler encore des pages et des pages — si elles n’étaient qu’inutiles ! mais c’est qu’elles dégagent un profond ennui, — pour nous apprendre comment Pierre ou Lévine sont parvenus à calmer leur tourment d’absolu.

Si ces épilogues nuisent incontestablement à l’œuvre en soi, ils offrent cependant l’intérêt de nous renseigner sur