Page:Pages choisies des auteurs contemporains Tolstoï.djvu/21

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de la société patriarcale vers laquelle il voudrait nous voir régresser.

Non content de formuler son rêve, il l’a réalisé pour lui-même. Avec un large esprit de conciliation, il est vrai. Il porte l’eau, laboure, sème et fauche, soigne son cheval, trait ses vaches et tond ses brebis, se tricote des bas, lave son linge, confectionne ses bottes. Seulement il n’a pas partagé ses terres avec ses paysans, et on le sert encore à table en gants blancs et chaussures à semelle de feutre.

Lorsque dans la conversation un de ses hôtes fait allusion à Guerre et Paix et à Anna Karénine, Tolstoï entre en rouge colère.

« J’ai écrit ces livres et d’autres, dit-il quelque part, à une époque où je m’imaginais que les conteurs comme les poètes ont mission de profiter de l’énorme influence qu’ils exercent pour enseigner la vérité. Mais je me suis vite aperçu que, loin d’être en mesure d’indiquer à autrui le chemin de la vérité, je ne savais pas moi-même où le trouver. »

Tous ceux qui ont lu les deux chefs-d’œuvre de la littérature russe les considéreront volontiers comme deux erreurs, à condition que l’auteur retombe le plus tôt et le plus souvent possible dans son péché. L’humanité n’a pas soif seulement de vérité. Ses aspirations vers la beauté ne sont ni moins ardentes ni moins sacrées. C’est peut-être parce que tout ce qui est réellement beau est vrai, et réciproquement.

R. C. ------