Page:Pages choisies des auteurs contemporains Tolstoï.djvu/274

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change pas, et que non seulement il n’y a rien de nouveau en nous, mais qu’au contraire nous retournons sans cesse aux sensations déjà vécues. Il s’occupait maintenant plus assidûment de ses affaires, restait plus longtemps loin de moi, et une fois de plus j’eus le pressentiment qu’il y avait dans son âme un monde à part dans lequel il ne voulait point me laisser pénétrer. Son calme perpétuel et imperturbable m’agaçait. Je ne l’aimais certainement pas moins qu’avant, et je n’étais pas moins heureuse de me sentir aimée, mais, malgré tout, un sentiment inconnu s’emparait de mon âme. C’était trop peu pour moi d’aimer, après avoir éprouvé la volupté d’avoir aimé. Je voulais du mouvement, de la diversion, et non pas une vie calme et monotone. Je désirais des sensations, des luttes, des dangers, un sacrifice à faire pour mon amour. Le trop-plein de mon cœur ne trouvait pas assez d’espace dans cette vie tranquillement heureuse. J’avais des élans insensés que je tâchais de lui dissimuler comme quelque chose de mal ; ou bien c’était une tendresse ineffable ou une gaieté folle que je laissais percer et qui l’effrayaient presque.

Un jour, sans aucune confidence de ma part et comme s’il eût compris ce qui se passait en moi, il me proposa de partir pour Pétersbourg afin de me distraire un peu. Mais je le priai de ne pas changer notre vie et de ne pas toucher à notre bonheur. Je ne mentais pas, j’étais heureuse ; je ne me sentais que tourmentée que mon bonheur ne me coûtât aucune souffrance, alors que les forces trop vivaces et inépuisées de mon être me travaillaient comme un feu souterrain. Je l’aimais, je voyais que j’étais tout pour lui ; mais j’aurais voulu que tout le monde vît notre