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Page:Pages choisies des auteurs contemporains Tolstoï.djvu/275

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amour, que ce même monde voulût m’empêcher de l’aimer, et que je l’aimasse néanmoins. Mon esprit et mon cœur étaient assouvis, mais un autre sentiment plus impérieux peut-être, celui de la jeunesse qui ne trouvait pas d’élément dans cette existence isolée et calme, fermentait en moi. Pourquoi m’avait-il dit que nous pourrions partir pour la ville quand je voudrais ? S’il ne m’avait pas parlé de la sorte, j’aurais peut-être conclu que le sentiment d’inquiétude qui me travaillait était une mauvaise folie, et j’aurais compris que le sacrifice que je recherchais était là, tout près de moi, et consistait précisément dans la lutte avec mes désirs passionnés. La pensée que je pouvais me sauver de l’ennui en partant pour Pétersbourg me poursuivait, et cependant, en même temps, j’éprouvais de la honte et des remords de l’arracher au pays qui lui était cher et aux travaux auxquels il s’adonnait avec ardeur. Le temps fuyait, et la neige devenait plus épaisse, nous étions de plus en plus seuls et toujours les mêmes, tandis que là-bas dans une ville qui m’était inconnue, au milieu du luxe, du bruit et du tumulte, il y avait des masses de gens qui vivaient une vie intense, se réjouissaient, s’amusaient, pleuraient et souffraient, ignorant notre existence végétative. Le pire était que je sentais que chaque jour les habitudes moulaient notre existence dans une même forme régulière, et que nos sentiments paraissaient presque se rétrécir en se subordonnant au temps qui s’écoulait indifférent et monotone. Le matin nous étions toujours plus ou moins gais ; à dîner, respectueux et attentifs ; à souper, tendres. Cela devenait ennuyeux. Le bien, me disais-je, c’est de faire du bien et de vivre honnêtement comme il le dit, mais ce bien nous