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VAUVENARGUES.

amante, un inconnu, une portion de l’humanité, qui parfois même n’est qu’une simple conception de notre esprit, une grande et belle idée ; et alors nous nous donnons sans réserve ni arrière-pensée, avec joie et enthousiasme, à cette créature qui nous est étrangère, à cette idée qui peut-être ne se réalisera jamais. Et quand il serait vrai que, même dans le sacrifice entier de notre fortune et de notre vie, nous serions mus encore par l’intérêt ou la vanité, qu’importe ? « Le bien où nous nous plaisons change-t-il donc de nature, cesse-t-il d’être le bien ? » Cet amour-propre dont La Rochefoucauld a voulu faire le principe de toutes nos actions n’est pas nécessairement, ainsi qu’il l’a défini, « l’amour de nous-mêmes et de toutes les choses pour nous ». Tout sentiment est susceptible de recevoir des formes diverses, selon les cœurs où il pénètre. À l’amour-propre qui, en effet, place son seul objet et trouve sa seule fin en lui-même, Vauvenargues oppose l’amour de soi qui se répand au dehors, se réfléchit sur les autres êtres et se confond ainsi avec l’amour des autres, avec l’amour de l’humanité entière. C’est ce noble égoïsme qui est celui des grandes âmes, et qui a fondé la tradition de vertu, de justice et de générosité par laquelle le monde vivra éternellement.

Voilà ce que Vauvenargues a vu admirablement à la clarté radieuse de son cœur. Sans illusion sur