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LE ROMAN DES QUATRE

Et sans plus de façon il pénétra dans la maison suivi de son fidèle Elzébert et, prenant un air farouche :

— Dites à Monsieur Durand que deux hommes, qui viennent de commettre un meurtre, désirent le voir immédiatement.

La servante, effarée, s’esquiva dans le corridor.

En robe de chambre, Mtre Adrien Durand fit bientôt son apparition. C’était un homme dans la quarantaine, aux cheveux légèrement grisonnants. Il était haut de taille, mais plutôt frêle.

— Bonjour, Adrien, dit Paul en se portant à sa rencontre, et, comme s’il se fut agi d’un enfant, il le souleva de terre dans ses bras robustes, le déposa sur le sol, et suivant sa coutume, lui donna sur l’épaule une tape de l’un de ses formidables « battoirs ».

— Hein, mon vieux Adrien, tu ne t’attendais pas à me voir. Tiens ! je te présente Don Sancho Elzébert Mouton.

L’avocat gardait, malgré cette démonstration, son sang-froid et son attitude impeccable d’un homme du monde.

— Depuis quand es-tu à Québec ? demanda-t-il simplement.

— Depuis hier.

— Tu repars ?

— Demain.

— Tes affaires ?

— Excessivement prospères… j’ai trouvé une mine d’or.

— Tant mieux pour toi. Cette fois-ci, j’espère que tu vas te ranger et abandonner ta vie aventureuse.

— Pas du tout, je me lance dans la plus grande aventure.

— Tu te maries ?

— Tu es fou ! Moi, me marier ? Tiens, je n’y pensais pas, c’est une idée. Ta femme est bien ? Ta famille aussi ? Tant mieux ! Je n’ai fait qu’arrêter te saluer ce matin en passant. Je te retiens à dîner à midi au Château. Je serai à ma chambre à cette heure-là. J’aurai beaucoup de choses à te conter. Vas-tu à la cour cet après-midi ?

— Non.

— Alors, fais en sorte d’être libre… À midi !

— À midi !

Paul Durand employa ce qui lui restait de sa matinée à flâner par les rues. Il parcourut la rue Saint-Jean en son entier, s’arrêtant aux devantures des magasins comme un badaud. Il goûtait cette sorte de repos. Il avait l’illusion d’être en voyage dans un pays éloigné, et aussi il éprouvait une sensation de plaisir à retrouver des lieux témoins de ses jeunes années. Il se rappelait des souvenirs de sa prime enfance, puis de sa jeunesse sans amour, partant sans poésie.

Paul Durand était le deuxième fils du juge Durand, et il perdit son père vers l’âge de dix-sept ans, une année avant de quitter le collège. Batailleur, il ne passait pas une journée sans avoir une algarade avec ses camarades de jeux. Elles finissaient toujours par une réconciliation. Au sortir du collège, il s’engageait six mois par année pour aller dans les bois, avec des parties d’ingénieurs et d’arpenteurs. Son frère, chez qui il logeait, et qui, grâce à son titre d’aîné s’arrogeait le droit de le morigéner, lui avait souvent conseillé d’étudier une profession, ou, à défaut, de s’établir sérieusement et de se créer une situation en rapport avec son origine et son instruction. Mais Paul, aventureux et romanesque, trouvait cela trop monotone et préférait courir le monde à la recherche des aventures. Sa dernière équipée fut dans le Nord Ontario. Ayant rencontré à Golden Creek, lors d’une soûlade prise ensemble, un trappeur du nom d’Elzébert Mouton, Paul Durand l’accompagna dans les bois, se fit trappeur lui-même, trouva une mine d’or, où l’on ramassait le métal déposé là par alluvions, presque à pelletée, — passa quelques années à prospecter et à trapper, et revint en son pays natal, passablement riche. Ils avaient dans leur chambre un stock de pelleteries, fruit de deux années de chasse, des plus considérables et qui, à midi, leur rapporterait plus de dix mille dollars.

Paul Durand pouvait donc regarder l’avenir sans avoir peur de la vie, comme une partie gagnée. Son optimisme s’en trouvait augmenté, et il ne lui restait plus qu’à se trouver une occupation digne de ses aspirations et digne de ses goûts. Le hasard lui avait fourni une occasion propice de satisfaire son penchant au mystérieux en lui faisant rencontrer Jeannette Chevrier, et le jetant dans une affaire ténébreuse où il ne tenait qu’à lui de jouer un rôle de premier plan.

Il songeait à tout cela en faisant sa promenade. Contre son habitude, il était peu loquace, ce matin-là. Il allait lentement, les mains derrière le dos, sa pipe à la bouche. Soudain, une idée baroque lui traversa le cerveau. Il était devant l’Hôtel de Ville. Il regarda l’heure à l’horloge de la terre, elle indiquait dix heures et vingt.

— Elzébert, dit-il, la vie est plate.