Page:Paquin, Huot, Féron, Larivière - La digue dorée, 1927.djvu/42

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
40
LE ROMAN DES QUATRE

— C’est payé d’avance, mademoiselle, par un monsieur généreux !…

Et je n’étais pas revenue de ma surprise que le galopin était déjà loin. J’arrivai chez moi très intriguée, comme vous le pensez bien. Or, voici en substance ce que disait la lettre :


Mademoiselle… Pour éviter un malheur que vous ne sauriez prévoir ni prévenir pour vos amis et vous-même, quittez votre maison, mais évitez de suivre celui qui vous a promis de vous emmener à Québec pour vous y épouser. Dites à votre femme de service que vous allez dîner chez des amies, puis gagnez mystérieusement le navire qui, ce soir à sept heures, part pour Québec. Une fois en la vieille capitale, descendez au Château Frontenac et attendez que l’ami qui vous écrit ces lignes se présente à vous.


— Et cette lettre, mon cher Elzébert, poursuivit la jeune fille, était signée… Henri Morin.

— Henri Morin !… fit Elzébert en tressautant… cet inconnu qui vous a fait cadeau d’une somme de vingt-sept mille piastres !

— Oui, sourit la jeune fille. Et vous comprenez qu’un homme qui vous fait de tels cadeaux ne peut qu’inspirer la plus grande confiance. Je fis donc comme me recommandait ce généreux protecteur. Vu la température plutôt froide, je m’enveloppai de mes fourrures, je me voilai minutieusement et me fis conduire au navire. Dès l’abord, je ne songeai point à me procurer une cabine. Je me promenai çà et là par le bateau, trouvant une jouissance savoureuse à cette promenade. Mais je ne pouvais passer ainsi une longue nuit. Voici que le hasard me met en présence d’un officier du vapeur, qui, poliment, me demande si j’ai retenu ma cabine. Je lui dis que je n’y avais pas songé, mais que, décidément, j’allais le faire de suite. L’officier, galamment, me conduit au bureau du navire. Là, on me présente la liste des passagers pour y inscrire mon nom. J’hésite sur le coup. Vais-je mettre mon véritable nom ? Ma décision fut vite prise, et j’inscrivis… Jeannette Lafond…

— Jeannette Lafond !… fit Elzébert en souriant.

— Mais à ce nom, poursuivit la jeune fille, l’employé de bureau me regarda avec attention. Puis brusquement il me demande : Est-ce que mademoiselle ou madame n’aurait pas un parent sur ce navire ?…

— Et alors, jugez, mon bon Elzébert, de ma stupeur, de ma joie, quand cet employé, fort aimable en somme, me fait voir sur la liste des passagers ce nom… Germain Lafond !… Oui, Elzébert, Germain, mon fiancé ! Ma foi, j’avoue que je devais avoir, à cet instant, une drôle de mine. N’importe ! je finis par reprendre mon sang-froid, et je répondis à l’employé, mais d’une façon pas trop sûre :

— C’est peut-être, monsieur, un de mes frères… oui, un frère qui habite Québec… Mais, voyez-vous, ajoutai-je immédiatement, il y a tant de Lafond !

— Voulez-vous, mademoiselle, fit le commis avec un beau sourire, que j’aille chercher ce monsieur Lafond ?

Mais déjà mon esprit ébauchait un petit projet.

— Non, non, monsieur, répliquai-je, c’est bien inutile. Si seulement vous daignez m’indiquer le chemin à suivre pour trouver la cabine de ce monsieur Lafond… peut-être bien reconnaîtrai-je en lui un parent ?… Et vous le voyez, Elzébert, acheva la jeune fille, non sans faire une petite moue de désappointement, comment j’étais heureuse de retrouver mon fiancé tant adoré ! Mais en vous…

— Oui, interrompit Elzébert en secouant la tête, je comprends votre déception, s’il est vrai que vous aimiez encore ce…

La jeune fille à son tour interrompit le trappeur :

— Ah ! ça, mon cher Elzébert, voulez-vous me dire ce que nous allons faire à présent ?

— Mon Dieu ! Jeannette, nous n’avons à faire que ce que nous avons convenu aujourd’hui… demain nous nous marierons !

Jeannette, disons-le, ne parut pas tout aussi enthousiaste à cette perspective d’un mariage le lendemain, qu’elle l’avait été au cours de l’après-midi de ce même jour. Une sorte d’intuition, ou mieux une voix intérieure l’avertissait de réfléchir longuement avant de s’engager dans cette aventure. Mais comme elle voyait le pauvre Elzébert sur le point de s’abîmer dans un profond, très profond désespoir, elle dit en prenant une physionomie gaie et heureuse :

— Mon bon Elzébert, si vous voulez dire comme moi, je vais m’en aller dans ma ca-