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ŒIL POUR ŒIL

pierre masque aux regards des passants la vue du parc, que l’on entrevoit un peu par la grille en fer forgé qui y donne accès. La propriété peut avoir cinq cents pieds carrés. Des allées en pierre plate dans le gazon, des massifs de fleurs, des pergolas, un étang intérieur, une roseraie et finalement le logis, dans un bosquet d’ormes et d’érables, construit tout au fond, avec une terrasse qui donne sur l’eau. Trois domestiques, un jardinier un valet de chambre, et une cuisinière composent le personnel. Ce sont des étrangers tous les trois, appartenant à des nationalités différentes. Le jardinier est hollandais, le valet de chambre allemand, la cuisinière française. Ils parlent chacun leur idiome propre et ignorent mutuellement le langage l’un de l’autre. Ils sont émigrés de date récente et n’ont ni parents, ni relations à Montréal. De cette façon le maître du logis est à l’abri des commérages et des indiscrétions.

Il faisait encore clair quand je sonnai à la grille. Le jardinier qui arrosait les plantes du parterre vint m’ouvrir. Je lui demandai si Monsieur Boileau était chez lui. Sans proférer une parole, il me fit signe de le suivre. J’eus l’impression de pénétrer dans l’Inconnu, de m’enfoncer en plein mystère. À peine jetai-je un coup d’œil aux fleurs qui embaumaient par ce soir de juillet. Je marchais les yeux rivés sur le domestique qui me précédait, un peu inquiet malgré moi, saisi d’une sorte de malaise indéfinissable, inexplicable. La personnalité de von Buelow m’obsédait. À la salle de rédaction, cet après-midi, c’est avec peine que j’ai pu recueillir mes idées pour le billet du lendemain. J’avais la tentation d’écrire au lieu et place, le compte rendu de mon étrange rencontre, mais j’avais promis à cet homme de respecter son secret et je ne voulais pas détruire, dès le début, la confiance qu’il avait bien voulu mettre en moi. Je prévoyais par instinct que j’étais sur la piste de quelque chose d’extraordinaire et que ma curiosité serait amplement récompensée de mon silence du moment.

Le jardinier me conduisit et jusque dans le hall immense à deux étages avec une balustrade tout autour. Un autre domestique que je sus être le valet de chambre, averti par la sonnerie, et sans proférer une parole, me fit signe lui aussi de le suivre.

Ce mutisme nouveau m’intrigua encore plus, et je ne pus m’empêcher de songer aux lectures des romans les plus abracadabrants que j’avais dévorés dans ma jeunesse. Je n’essayai donc pas de lier conversation et suivis ce dernier aussi docilement que j’avais suivi le premier. Je traversai un corridor étroit et pénétrai dans une large pièce, d’où la lumière n’arrivait qu’à travers deux immenses verrières aux vitres coloriées enchâssées dans le plomb.

Parcourant le « Times » de Londres, von Buelow était là, enfoncé dans un fauteuil en cuir rouge, une haute lampe à pied, projetant sur lui sa lumière crue.

À mon entrée, il se leva, vint vers moi, la main tendue.

— Je vous attendais, dit-il. Merci d’être venu. Je jetai un coup d’œil sur la pièce qui lui servait de cabinet de travail. De hautes boiseries de chêne recouvraient la muraille. Au-dessus de la cheminée, un portrait à l’huile d’une femme très belle et très jeune portant un bébé dans les bras. À n’en pas douter c’était là le portrait de sa femme. Sur sa table en bois sculpté une photographie montée dans un cadre d’argent représentait la même personne à cheval. Elle était vêtue en amazone, et le costume moulait des formes harmonieuses et pures de lignes. Je ne pus m’empêcher de songer aux extraordinaires racontars qui ont cours en Uranie. Comment peut-il, s’il est vraiment l’auteur de son exécution conserver le culte de son souvenir ?

Je souris bientôt de cette réflexion. La belle aventurière n’était qu’un mythe puisque rien dans la maison ne trahissait la présence d’une femme.

De lourdes bibliothèques chargées de livres richement reliés avec fers aux armes de von Buelow ornaient les pans de murs. Sur des colonnes près des fenêtres des marbres d’artistes renommés.