Page:Paquin - Œil pour œil, 1931.djvu/11

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
9
ŒIL POUR ŒIL

Par terre, un tapis d’orient aux couleurs écarlates et voyantes.

Von Buelow m’indiqua un siège. Il sortit du tiroir d’une garde-liqueur une boîte en cuivre damasquinée et me présenta un cigare. Puis il ouvrit le compartiment du bas.

— Comme tout bon Anglais, vous aimez déguster un scotch and soda.

Il sonna. Le valet de chambre apparut. Il lui donna quelques ordres en allemand. L’instant d’après celui-ci revenait apportant un syphon d’eau de selz qu’il déposa près de moi sur une table avec un cendrier, un verre et la bouteille de scotch. Puis, il se retira.

— Vous êtes l’une des rares personnes, qui avez pénétré jusqu’ici dans ma tanière. Je vous ai dit cet après-midi, le plaisir que j’éprouvais à vous voir. Maintenant que vous connaissez ma maison, j’espère que vos visites seront fréquentes.

Je promis. Je le sentais en veine de confidences, éprouvant le besoin de causer, de vider son âme, comme il arrive à ceux qu’une trop longue solitude écrase. Je décidai donc de le laisser parler, me contentant de provoquer chez lui, par insinuation plutôt que par des questions directes, des confidences plus complètes.

Il passa la main sur son front d’un geste las.

— Il y a des fois, me dit-il, où l’idée me tenaille de boucler ma valise, et de retourner là-bas… Mais je ne puis pas avant d’avoir rempli ma mission. Jusqu’ici j’ai eu peur, j’ai recule devant la tâche. Maintenant il faut que j’agisse, que j’en arrive à une solution. Cette vie oisive et vide m’est insupportable.

Quel rapport pouvait-il y avoir entre la soi-disant mission ou le soi-disant devoir à accomplir et sa décision de monter sur les planches.

Je lui en posai la question.

Aucune. C’est une occasion de parcourir beaucoup de pays… une diversion. Comme je vous l’ai dit, je pourrai, au moins durant quelques heures par jour me dépouiller de ma personnalité. Voyager en oisif ! je le pourrais. Mais quel ennui. C’est cet ennui qui me ronge avec les souvenirs cuisants de ma trop courte carrière.

J’essayai de le faire causer sur les hommes de la Révolution.

— Et Howinstein, et les autres, les avez-vous revus ?

Son front se rembrunit. Et ce fut d’une voix sourde où grondait une colère mal contenue qu’il répondit :

— Je ne l’ai jamais revu.

— Et si vous le rencontriez, quels seraient vos sentiments vis-à-vis de lui.

— Permettez-moi de ne pas vous répondre directement. Connaissez-vous bien les mœurs de l’Uranie ?

— Pas beaucoup.

— Connaissez-vous les mœurs corses ? Vous avez déjà entendu parler de la vendetta corse ?

— Un peu. J’ai lu plusieurs récits de ces vengeances. Quelques-uns me paraissent bien romancés pour être vrai.

— Pourtant, ils le sont. Notre population est plus vindicative. La vengeance est un culte, presque une religion.

— Un affront qui n’est pas lavé dans le sang est une tache qui dure toute la vie d’un homme et qu’il transmet à ses enfants… je n’ai plus d’enfant.

Je commençais à comprendre. Cette fois, j’étais sur la piste.

Comme s’il pensait tout haut, il continua :

— Depuis huit ans, je lutte contre ce désir, cet instinct de vengeance. L’atavisme est plus fort… aussi la haine. Ils ont fait taire la voix du civilisé. L’homme primitif que nous demeurons, malgré les conventions sociales, dicte nos actes, domine en nous.

Qu’est-ce que la guerre ? Un vestige de la barbarie, de la sauvagerie. La concession à la bête humaine. L’assouvissement de la haine entre deux peuples la provoque, souvent moins que cela, le heurt de deux intérêts financiers contraires. Cependant l’on glorifie le soldat, qui tue sans savoir pourquoi. Ne fait-on pas un grand homme un héros de celui qui porte à son crédit, le plus de morts d’hommes, qui cause le plus de ruines, le plus de deuils irréparables ? La vendet-