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ŒIL POUR ŒIL

Puis, il se retira à l’autre bout de la pièce, et, à mesure, aussi vite que Pierelli les lui passait, il lançait les poignards le long de la ligne noire.

— Maintenant Pierelli. Vous allez vous mettre au blanc. Vous n’avez pas peur ?

— Non. Pas après cette démonstration.

Un. Deux. Trois. Quatre. Les poignards lancés avec force, se plantaient le long des bras, des jambes, de la tête de la cible humaine.

— Allumez une cigarette. Mettez-vous de profil.

Une détonation sourde. La cigarette s’éteignit mouchée par la balle.

— Comme vous le voyez c’est un talent de société assez passionnant à cultiver. J’en ai d’autres. Voici une arme… Pierelli ordonnez-moi de lever les mains.

Ce qui fut fait. Mais avant même que l’adversaire ait eu le temps de presser la gâchette, une main s’était abattue sur son poignet et l’autre sous le coude, et il s’écrasa sur le matelas la face en avant.

— Il y a huit ans que je pratique ces divers sports sans compter l’escrime… J’ai toujours passé pour une fine lame… Connaissez-vous le fleuret ?

— Très peu. J’en ai fait un peu au M. A. A.

— Voulez-vous croiser le fer ?

— Je suis un si piètre opposant que ça n’en vaut guère la peine.

Toutefois pour lui faire plaisir j’essayai.

À peine m’étais-je mis en garde et engagé que le fleuret me sauta des mains.

— J’ai fini ma démonstration. Qu’en pensez-vous ?

— Magnifique.

Comme il avait à converser avec son compagnon, je prétextai de la copie présente pour prendre congé.

— Je compte sur vous pour demain soir.

— Nous causerons de l’Uranie et je vous fournirai les éléments d’une histoire de la Révolution.


III


Durant le mois qui suivit, von Buelow et moi sommes devenus les meilleurs amis du monde. Possède-t-il une force magnétique personnelle qui attire vers lui ? Je ne sais. Sa personnalité me hante. J’accomplis ma besogne quotidienne machinalement, l’esprit ailleurs. Dès que je peux me dégager de mes obligations, je saute dans un tramway, à destination de Montréal Nord, et de là, je me rends à pied jusqu’aux « Ormes ». C’est ainsi qu’il a baptisé son petit domaine.

La tranquillité de cette retraite, que la haute muraille de pierre qui l’entoure isole du paysage environnant, est devenu un endroit de rêve, comme un château mystérieux de contes de fées.

Les domestiques me connaissent. Ils me saluent avec déférence. Ils savent que je suis l’intime du maître.

Une fois la grille franchie, c’est comme si je laissais Montréal. Je n’entends plus le bruit strident des tramways, ni celui rauque et sourd des trompes d’autos

Je pénètre dans l’asile du silence.

J’oublie alors qu’il y a une ville tout près… J’oublie la rue St-Jacques, l’hôtel de ville, les grands hôtels, les théâtres, les mille et un endroits où je vais glaner les nouvelles pour les offrir en pâture à mes lecteurs. Je cesse moi aussi d’être Sydney Jones… Je deviens l’un des mille acteurs et figurants qui ont joué dans le grand drame uranien.

Le présent s’abolit. Sous la parole magique de von Buelow, je vois se défiler des paysages exotiques ; j’assiste à des manifestations populaires ; j’entends les cris frénétiques d’une foule en colère ; je vibre, les nerfs tendus comme ont vibré ceux qui ont participé aux journées tragiques du 8 janvier 19… Je vois le sang gicler des troncs humains sous la chute des têtes dans le panier macabre ; je déteste, je hais, je frémis, je m’enthousiasme.

L’obsession est devenue tellement grande que je ne puis me libérer, durant