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ŒIL POUR ŒIL

sensiblement, m’amenaient jusqu’à la fin de la trame, la dernière page du livre.

J’ai maintenant mon épilogue. Mon volume est complet.

J’ai terminé la vie romance de von Buelow. Je lui ai donné comme décor, ce que nous appelons en anglais « back ground » ou plus justement « climax » la révolution uranienne. L’une et l’autre sont intimement mêlées, indissolublement unies.


IV


L’Armistice venait d’être signé. Ce fut dans toute l’Europe et le monde civilisé un vaste soupir de soulagement, suivi d’un chant unanime d’allégresse. La Grande Tuerie, qui marquera, d’une tache rouge, le début du XXe siècle et pèsera sur la mémoire des hommes d’aujourd’hui éternellement, comme une honte et un opprobre, prenait fin, et l’Univers pouvait aspirer à des jours meilleurs. Depuis quatre ans, la presse de tous les pays, sauf quelques rares exceptions, bourrait le crâne des populations, ne parlait que carnage, et, par une déformation grossière du sens des valeurs, exaltait aux nues, les consacrant comme des héros des êtres, nuls souvent, mais qui avaient le mérite, grand à cette époque de ne connaître ni la pitié, ni le sens de l’humanité, et qui portaient à leur crédit, le plus de destructions humaines.

Les savants, les littérateurs, les poètes, ceux qui ne consacraient pas leur talent au service de la haine, étaient relégués dans l’ombre, et l’homme qui parlait d’amour de ses semblables était considéré comme un traître, et, pour peu qu’il poussât cet amour jusqu’à refuser de tuer, on l’accolait à une muraille, et il tombait la poitrine trouée de balles et le crâne perforé pour n’avoir pas sacrifié à la folie régnante.

Dans chaque capitale, les troupes rentraient aux acclamations des foules en délire qui se massaient sur leur passage.

Les femmes regardaient avec admiration les soldats triomphants ; leur yeux se portaient sur les officiers sanglés dans leurs uniformes et tous parés des charmes de la conquête.

À Leuberg, quand l’armée uranienne qui avait bravement combattu aux côtés des alliés, rentra, ce fut dans la ville, une explosion de joie ; des bravos montaient dans l’air ; aux fenêtres et sur les balcons des mouchoirs s’agitaient, des mains frêles de jeunes filles envoyaient des baisers.

À la tête du régiment des dragons du roi, un jeune homme au teint mat, aux yeux rêveurs et bleus, attirait plus spécialement l’attention. Il ne s’occupait guère des saluts qui montaient vers lui. Il allait, tenant les guides lâchement, au balancement de son cheval, songeant à la vie douce qui l’attendait à la demeure familiale, en fête pour son retour. De son cœur, une chanson montait jusqu’à ses lèvres, chanson de la jeunesse ardente qui veut vivre, sous le soleil glorieux, une vie magnifique.

Parfois, il passait une ombre devant ses yeux. La maison ne serait plus ce qu’elle était, lorsqu’il la quittait, au sortir de l’école de cavalerie avec trois étoiles sur la manche de son uniforme et le commandement d’une unité. Le père, l’an dernier, était disparu. Il ne restait plus au logis que sa vieille mère. Il avait hâte de la serrer entre ses bras et d’oublier, dans le confort de leur château, les deux années d’enfer qu’il venait de vivre, dans la boue et le sang des tranchées.

Le régiment défila par les rues de la ville. Les hommes étaient joyeux. Eux aussi, oubliaient les horreurs récentes. Comme il passait devant le palais royal, le jeune officier se tourna vers le balcon où se tenait la cour, pour le salut d’usage. Il fut désagréablement surpris de voir Karl III qu’il connaissait personnellement, pour être du même âge et avoir étudié ensemble, s’afficher avec une femme qui lui parut être la prima donna du théâtre National Lucrezia Borina.

Que Karl III, dans la fougue de sa jeunesse ait éprouvé une passion pour la belle artiste dont la beauté avait fasciné plusieurs, il était prêt à l’excuser.