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ŒIL POUR ŒIL

Après tout, il était homme quoique roi. Qu’il s’affichât avec elle, publiquement, cela, il ne pouvait l’admettre. C’était porter atteinte au prestige royal surtout à une époque tourmentée où le trône dans chaque pays chancelait sur ses bases.

L’officier augura mal de cet incident, et tout en continuant sa route, il pressentit que l’Uranie traverserait des heures sombres.

Qu’une femme issue du peuple, ait assez d’emprise sur un souverain pour lui faire oublier le souci de sa dignité, c’était le signe évident d’un aveuglement dangereux qui pourrait avoir des suites funestes. Il n’y songea pas longtemps. Il avait pour le moment, d’autres idées en tête, que de travailler au raffermissement du trône.

À la caserne, il descendit de cheval, pénétra dans le salon où d’autres officiers étaient assis à boire, à causer et à fumer, alla serrer la main de quelques amis, et sans plus s’attarder davantage, sauta dans l’auto qui l’attendait à destination du château familial.

La famille de von Buelow est l’une des plus anciennes de l’Uranie et l’une des plus riches. Bien que Ludwig von Buelow le chancelier, le père d’Herman von Buelow, ce jeune officier qui roulait en ce moment vers l’ancestrale demeure, ait dépensé des sommes énormes en fêtes et en galas ; qu’il ait eu des écuries où des purs sangs se prélassaient dans des boxes spacieuses ; qu’il ait entretenu à Leuberg, un hôtel meublé avec un luxe inouï et où se réunissaient dans des dîners restés mémorables de la haute société uranienne et les représentants des grandes puissances ; qu’il ait puisé sans compter dans la réserve, Herman von Buelow pouvait encore se vanter d’appartenir à la double aristocratie du sang et de l’argent.

Si l’argent liquide s’était fait plus rare, le domaine était resté intact ; grâce à un intendant consciencieux et averti en affaires, la vie fastueuse du chancelier et ses prodigalités n’acculèrent pas la famille à la banqueroute. Les créanciers furent tous payés, et l’exploitation méthodique des terres cultivées selon les données du progrès moderne a permis, à cause du prix élevé des denrées durant la guerre, de réparer les brèches.

Pendant que l’auto roulait sur la route assombrie, projetant la lumière crue de ses phares, dans l’obscurité qu’elle trouait, Herman von Buelow assis sur le siège d’arrière, échafaudait pour l’avenir tout un système de vie, tout un plan de conduite.

N’était-il pas un privilégié de la fortune ? Ne l’avait-il pas toujours été ?

Du seul fait de sa naissance, tous les obstacles étaient aplanis devant lui. Il n’avait pas, comme tant d’autres à lutter, à jouer des coudes, pour se frayer un chemin au travers de la multitude, et se créer sous le ciel libre et le soleil, une place digne de lui. Toutes les portes lui étaient ouvertes. Sans avoir à obéir, à subir l’apprentissage souvent humiliant de servir sous des officiers ignorants et brutes, il avait, dans l’armée, brûlé les étapes, après de brillants examens, et hérité de la charge de colonel des dragons du Roi. De père en fils, chez les von Buelow on était colonel de dragons.

Maintenant que la guerre était terminée, que la Paix souriait à la terre, il voyait devant lui, une route toute aplanie.

De physique agréable, haut de taille, les traits accentués, dégageant de sa personne un je ne sais quoi de séduisant et de fascinateur, il n’avait qu’à paraître pour commander la sympathie et aussi le respect. Il pouvait briller à la Cour aussi bien qu’à la ville, aspirer aux plus grands honneurs.

Le château des von Buelow, situé à six milles des confins de Leuberg, est bâti sur une élévation face à l’Adriatique, qui vient mourir aux pieds de la Falaise. Construit il y a quelque trois cents ans, sa structure de granit rouge domine la contrée environnante. De la grande route, un chemin macadamisé traverse une forêt de sapins et pénètre jusqu’au parc qui l’entoure.

Des jardins en terrasses avec des balustrades de marbres, la vue embrasse la