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ŒIL POUR ŒIL

Les traits de von Buelow se contractèrent. Le projectile l’avait atteint à l’épaule gauche. Heureusement la balle n’avait fait que l’érafler. Quelques lignes de plus, il aurait eu l’épaule fracturée.

C’était maintenant à son tour de tirer. Il maîtrisa sa douleur, visa soigneusement à l’endroit précis où lui-même était frappé. Il vit l’adversaire pâlir dans l’attente horrible de la balle qui peut-être le tuerait. C’était un tout jeune homme. Von Buelow en eut pitié. Le canon du revolver s’éleva, et le coup partit en l’air. Un bruit de branches remuées le fit se retourner. Une forme blanche se dessina sur le vert de la frondaison.

C’était Natalie Lowinska partie seule dans le matin blême pour empêcher que les rencontres aient lieu. Elle arriva trop tard, assez tôt cependant pour être témoin de la conduite chevaleresque du colonel von Buelow.

Il courut à elle.

— Vous aussi. Pourquoi avez-vous commis cette imprudence ?

Elle essaya de parler. Aucun son ne sortit de sa gorge qui se serrait à l’étouffer. Un voile passa devant ses yeux.

Vite von Buelow oublieux de la blessure qui le meurtrissait lui frictionnait les mains. Elle revint à elle, lentement. La voix blanche, elle lui demanda :

— Vous êtes blessé ?

— Très peu… Une éraflure.

Redevenu en possession d’elle-même, elle aida le chirurgien à le panser.

— Ludmon, prenez mon auto pour retourner. Je vous rejoindrai à la ville au Mess des Officiers du Régiment des Dragons. Je reconduis Mademoiselle Lowinska.

Quand le terrain fut évacué, et qu’il fut seul avec Natalie, il passa son bras valide sous celui de la jeune fille et la guida par le petit sentier jusqu’à la grande route.

— Pourquoi avez-vous fait cela ? demanda-t-elle.

— Parce que je vous aime… Et vous ? M’aimez-vous ?

Ses yeux, ses grands yeux troublants projetèrent dans les siens le mystère profond qu’ils cachaient.

Elle ne répondit pas.

Il se pencha vers son oreille.

— Vous m’épargneriez bien d’autres duels. — Je suis décidé à provoquer tous ceux qui vous approcheront.

Ce fut ainsi que Herman von Buelow et Natalie Lowinska se fiancèrent un matin d’octobre, pendant que le soleil naissant se frayait un chemin au travers des branches ajourées des cyprès et des sapins.


VII


Aucun des participants n’avait intérêt à ce que transpirât au dehors le bruit de ce triple duel. La ville apprit seulement les fiançailles d’Herman von Buelow et de Natalie Lowinska sans se soucier de savoir quelles circonstances les avaient favorisées. D’autres sujets plus passionnants que l’union de ces deux familles célèbres captivaient l’opinion publique.

Diverses étincelles jaillissaient ça et là, de par le royaume du feu souterrain qui minait sourdement les bases de la société.

Heinrich Borina, contrôleur des finances, assuré des faveurs royales, en échange de celles qu’octroyaient sa sœur Lucrezia, profitait de sa charge pour s’enrichir. Il menait une vie de faste et d’apparat, entretenait publiquement des maîtresses, jetait à tout hasard l’argent public et malgré ces largesses trouvait le moyen d’acquérir pour lui-même, dans Leuberg, certains immeubles de rapport, avantageusement situés.

Si le fait se fut produit dans une période de prospérité, il eut passé inaperçu, mais l’hiver était rude et la crise de chômage qui sévissait au sein de la population ouvrière s’accentuait chaque jour davantage. Des manufactures fermaient leurs portes, les unes acculées à la banqueroute par des conditions économiques désavantageuses, les autres temporairement pour la réorganisation de