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ŒIL POUR ŒIL

l’administration ou du personnel. En d’autres endroits, on diminuait la main-d’œuvre.

Aux remontrances qu’un ministre s’était permis de lui faire et à ses objurgations de se débarrasser d’Heinrich Borina, Karl III de plus en plus aveuglé par sa folle passion pour la prima donna avait répondu, comme a Herman von Buelow qu’il était en Uranie, le seul et unique maître, et qu’il n’entendait recevoir d’ordres de personnes.

Habile et intrigante, Lucrezia plus séduisante que jamais, s’était assurée dans la place, des alliés puissants. D’entre les ministres, la plupart étaient ses créatures. Les membres du Cabinet prenaient leurs ordres chez elle.

La durée du parlement venait d’être prolongée de deux ans, ce qui le mettait à l’abri du coup de dés des élections. Une police bien organisée, opérant secrètement assurait la stabilité du pouvoir.

Cette solidité n’était qu’apparente. Le jour où le contrôleur annonça l’imposition de nouvelles taxes, les protestations éclatèrent partout, au grand jour. Dans les clubs ouvriers, dans les salles publiques, des orateurs dénoncèrent l’état actuel des choses ; quelques-uns plus fougueux en appelèrent à la violence.

Pour étouffer dans l’œuf ce mouvement qui menaçait de prendre une importance dangereuse, la police raida un soir par un mouvement d’ensemble qui encercla toute la ville de Leuberg et s’étendit aux autres villes du royaume tous les clubs et toutes les salles publiques où les protestataires s’étaient donnés rendez-vous. Pour prendre figure de magnanimité et calmer après cette manifestation d’autorité et de puissance, l’effervescence populaire, qui pourrait en résulter, Karl III gracia les prisonniers.

Le lendemain, la presse officielle exaltait jusqu’aux nues en termes élogieux et dithyrambiques la grandeur d’âme et l’esprit de clémence du souverain.

À la vérité, il commençait d’avoir peur. Il fit part à Heinrich Borina de ses craintes, l’adjura de faire moins d’étalage, de faste et de luxe et d’annoncer que l’impôt projeté serait réduit de moitié.

Hélas trop tard ! Cette mesure retarda seulement l’explosion de la vindicte générale.

Le pays redevint calme, mais du calme effrayant et trompeur qui précède les tempêtes.

Comme autrefois en France on détestait la Pompadour pour ce qu’elle coûtait au pays d’argent et de ruine, en Uranie le peuple détestait la Borina.

Comme les philosophes du XVIIIe siècle, Rousseau, Voltaire, Diderot et les encyclopédistes avaient déposé dans les esprits la semence intellectuelle d’où devait plus tard germer l’idée d’une reconstitution politique, un groupe d’intellectuels par des brochures, des conférences, prêchaient l’émancipation des classes laborieuses, l’avènement d’un nouveau système politique basé sur une coopération plus étroite du pouvoir avec le peuple. Les esprits étaient mûrs pour la révolution.

En Uranie, comme dans la Russie des Tsars, une oligarchie gouvernait et au-dessus de cette oligarchie, la monarchie possédait sur ses sujets le droit de vie et de mort. Si Karl, la première année de son règne avait donné à son peuple les plus grandes espérances, il détruisit par sa conduite des temps passés la confiance des citoyens et avec la confiance, l’amour et le respect dus aux monarques de droit divin.

S’il n’avait pas été si profondément aveuglé par la passion funeste où il donnait avec la fougue et l’emportement de sa jeunesse, il aurait pu constater, à de nombreux indices, que ses amis véritables s’éloignaient de lui, qu’il n’était entouré que de flatteurs prêts à se partager ses dépouilles, le jour où la vindicte populaire le précipiterait brutalement à bas de son trône.

Ce jour approchait. Même en laissant les événements suivre leurs cours, l’aurore s’en dresserait inévitable, une aurore rougeoyante, annonciatrice d’un coucher pourpre de tout le sang versé.