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ŒIL POUR ŒIL

Dans chaque pays ou à peu près, les réformes sociales se sont opérées dans le sang et les modes nouveaux de gouvernement se sont édifiés sur des cadavres.

De lui-même, Karl donna le signal du soulèvement. Le coup de pistolet du 8 janvier demeurera dans l’histoire de l’Uranie comme le signal des troubles qui ont bouleversé ce pays.

C’était une soirée d’hiver sereine et calme. La veille, il avait neigé. Les maisons étaient revêtues d’un manteau léger et blanc d’hermine, les arbres qui bordaient les avenues étaient poudrés comme des marquis à perruque. L’air était léger, fluide, pur, vivifiant. Une lune sereine éclairait la ville, et sa grosse face ronde ironique et moqueuse, souriait, dans le manteau bleu du ciel, comme une tête de pierrot sortant du rideau d’un théâtre.

À l’opéra, Lucrezia Borina venait de triompher dans la Juive. Même ceux qui la détestaient ne pouvaient s’empêcher d’admirer et d’acclamer l’artiste qu’elle était. Quand elle paraissait sur la scène, séduisante et troublante et que sa voix nette et vibrante comme une lame fine du plus pur argent se faisait entendre, dominant dans les moments tragiques, les accords de l’orchestre, l’on oubliait la déplorable politique qu’elle était pour ne voir en elle et n’admirer que l’artiste admirable, la plus grande peut-être de l’Europe.

Quand le rideau fut retombé pour la dernière fois et qu’elle gagna sa loge, elle trouva dans son boudoir Karl qui l’attendait. Il tenait à la reconduire chez elle. La pureté de l’air hibernal, cette soirée doucement illuminée, invitait à la promenade. Il voulait savourer le plaisir de glisser par les rues au trot des trois bêtes vigoureuses attelées en troïka, pendant que les sonnettes rythmaient de leur tin-tin joyeux, la course de l’équipage.

Emmitouflés dans leurs fourrures, ils se laissaient emporter, par les rues silencieuses, pendant que le traîneau crissait légèrement sur la neige feutrée.

Peu de monde au dehors, à cette heure tardive sauf à la sortie des cabarets. Les cafés illuminés regorgeaient de clients.

Au carrefour d’une rue, quelques jeunes gens éméchés, discutaient avec animation. Leur démarche était incertaine ; l’un d’eux caracolait, et comme si le trottoir était trop étroit pour eux, ils partirent tout à coup, bras dessus, bras dessous, tous les quatre, en tenant le milieu de la rue et chantant à tue-tête.

La carriole les rejoignit bientôt. Sans s’occuper de la qualité de ses occupants ils continuèrent leur manège sans se déranger de leur route.

Le cocher fouetta ses bêtes pour qu’elles avancent au risque d’écraser quelqu’un de la bande ; un des jeunes gens saisit le cheval de gauche par la bride, et, d’une voix empâtée s’adressant au cocher :

— Eh ! Là ! Tout beau, l’ami !

Karl se leva de son siège.

Il était blême et frémissant de colère et de rage :

— Faites place, cria-t-il. Cocher fouettez-le.

Le jeune homme tourna vers le roi sa figure avinée.

— Tiens Karl et sa… On a pas peur de toi…

Une balle de revolver l’atteignant à la tempe, étouffa dans sa gorge, le reste de la phrase.

Il tomba sur la neige, inanimé.

Ses compagnons subitement dégrisés, le soulevèrent à demi. Un filet de sang lui marbrait la joue. Il était raide mort.

Des poings crispés se tendirent vers l’équipage qui s’enfuyait au grand galop. Des imprécations, des jurons, des cris de vengeance !

La mesure est comble. Ces quelques gouttes de sang ont suffi à la faire renverser.

Une page nouvelle commence au livre de l’Uranie. Une page tragique.

Ils emportèrent dans leurs bras, le cadavre de celui qui, tantôt riait, buvait, chantait avec eux, oublieux des soucis du jour et des tracas de demain.

Un auto passait. Ils la hélèrent, y déposèrent le corps, pour le rapporter à