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ŒIL POUR ŒIL

Là, des discours seraient prononcés, où le verbe des orateurs extérioriserait tout ce qui, dans le tréfonds de leur âme, bouillonnait de sourde rancœur.

Dans l’air de cette matinée de janvier, lugubrement, les cloches tintèrent. Les têtes se découvrirent et s’abaissèrent dans l’attitude du recueillement.

Puis, les lourdes portes s’ouvrirent. Le cercueil apparut porté sur huit épaules, larges et vigoureuses de travailleurs, qui le glissèrent à l’intérieur du corbillard. Dans le même silence, dans le même ordre, le cortège se reforma et s’ébranla lourdement vers le cimetière des innocents dans la banlieue.

À chaque coin de rue, de nouveaux venus emboîtaient le pas. Le flot humain augmentait… Les rues maintenant suffisaient à peine à le contenir ; il s’étendait sur toute la largeur et du chemin, et du trottoir, resserré par les maisons…

Aucun chant, aucun cri. Le silence… le recueillement. Le silence tragique épouvantable…

La fosse est creusée. La terre gelée est déposée chaque côté, en mottes… Le cortège fait halte. Les casques et les bonnets s’enlèvent. Un officiant, récite quelques prières. À l’aide de câbles le cercueil est déposé dans le trou. Chacun défile, lance une motte de terre. Elles tombent avec un bruit sourd…

Par respect pour le lieu, il n’y aura pas de discours. C’est ce que vient d’annoncer Jacob Bowinsky, président de la confédération des clubs travaillistes. Il donne rendez-vous à deux heures à la place Paul II

Le ciel se voile, la neige se met à tomber, floconneuse et lente… La foule évacue le terrain… elle se disperse par groupe. L’animation longtemps contenue éclate ; on distingue parmi les groupes des hommes qui parlent et dont les gestes menacent d’invisibles ennemis…

La neige continue de tomber. Elle recouvre de sa ouate, les trottoirs, les maisons, les arbres. C’est le calme encore une fois.

Dans le palais royal, Karl III depuis la veille s’était promené d’une pièce à l’autre, en proie à l’agitation et à l’énervement. La colère, la sympathie, le regret s’implantait tour à tour en son âme…

Il ne savait que faire, que penser. Quelles conséquences politiques aurait son geste irraisonné du 8 janvier au soir, il ne pouvait rien augurer, et ne saurait comment envisager la situation.

Mis au courant par sa sœur, Heinrich dès le matin s’était rendu au palais. Insidieusement, à l’aide de phrase mielleuses, il avait réussi à ramener un peu de calme dans l’esprit du monarque. Puis, avec véhémence, il avait fait le procès du peuple, et félicité Karl d’avoir agi de la sorte.

« Oignez vilain, lui disait-il, il vous poindra ; poignez vilain, il vous oindra ». Sire vous avez agi sagement. Vous êtes le maître et si le peuple veut se soulever… eh ! bien, l’armée est là

Il envoya un émissaire assister aux funérailles qui lui rapporta fidèlement, ce qui s’était passé …

Il eût peur des résultats de l’assemblée convoquée pour l’après-midi, fit mander ses ministres, et avec eux discuta des mesures à prendre.

Il n’y avait qu’un moyen ; celui qu’Heinrich Borina avait suggéré ; lancer l’armée après cette meute, la diviser, la pourchasser, établir la loi martiale tant que les esprits ne se seront pas apaisés.

Mais l’après-midi, dès le début du meeting après qu’un policier en grande hâte l’eût mis au courant des proportions que prenaient la manifestation, il décida d’agir et d’agir vite…

Un téléphone chez Herman von Buelow le manda en toute hâte au palais. Herman von Buelow commandait les dragons du roi. Ce régiment était l’orgueil du royaume, et composé de soldats expérimentés, et renommés pour leur bravoure. Le roi avait une confiance illimitée en cette unité militaire. Une charge de cavalerie disperserait la foule, le calme reviendrait et tout serait fini.

Quand von Buelow pénétra dans la ville, il se rendit vite compte qu’il était maintenant trop tard pour agir, qu’essayer