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ŒIL POUR ŒIL

d’endiguer le flot populaire était peine perdue, que la répression de l’émeute n’aurait pour résultat que d’ouvrir sur la ville, les écluses d’où ruisselleraient le sang de la nation. Ce qu’il prévoyait, se réalisait. La révolution se dressait sur tous les coins du pays… La goutte de sang avait fait renverser le verre.

Dans l’antichambre de son bureau, Karl se promenait nerveusement, les mains derrière le dos… Il avait les yeux hagards, les lèvres tremblantes. Les dernières nouvelles étaient de plus en plus mauvaises.

Von Buelow s’inclina et salua :

— Sire !…

Le roi commença à parler avec volubilité… s’échauffant, proférant des menaces…

— Pardon sire ! Je connais la situation exacte… Il n’y a qu’un remède.

— Vous allez vous rendre, immédiatement, à la caserne… et avec les dragons charger la foule.

— Sire, je refuse. Il est trop tard…

Un messager la figure décomposée entra à ce moment.

— Sire, la foule est en marche…

— Que fait la police ?

— Elle est avec la foule. Albert Kemp, le chef s’est mis à la disposition des rebelles…

Se tournant vers von Buelow, Karl lui dit :

— Commandant von Buelow, je vous ordonne de marcher immédiatement contre les rebelles.

— Sire, demandez-moi n’importe quel service, ma vie vous appartient, mais cela, je ne puis pas.

Le téléphone sonna…

Les rebelles venaient de lancer le mot d’ordre. « Chez la Borina et chez le roi ». Le palais Couti venait d’être pillé…

Vite, Karl, raccrocha le récepteur, et appela Lucrezia, lui enjoignant de fuir immédiatement…

— Sire, lui dit von Buelow. Mon auto est à la porte. Sautez-y avec moi et je vous conduis aux frontières. Vous n’avez pas d’autres alternatives si vous ne voulez pas être assassiné.

Karl ouvrit la fenêtre. Une rumeur sourde grondait dans le lointain… Von Buelow donna ordre à son régiment de se porter immédiatement au palais royal pour empêcher les déprédations populaires, sauta accompagné de Karl, dans l’auto qui l’attendait à la grille, et à une vitesse folle, s’engagea par la grande route jusqu’à la frontière d’Autriche…

L’Uranie n’avait plus de monarque… plus de gouvernement.


VIII


Quand le soir, tard, von Buelow revint vers Leuberg, il aperçut à plusieurs milles avant d’atteindre les limites de la ville, une immense lueur rouge qui barrait l’horizon. Son cœur se serra en songeant à ce qui attendait son pays, son malheureux pays, livré à la merci de la populace. En même temps, un sentiment de crainte, s’infiltra en lui.

Que deviendrait, que devenait Natalie Lowinska, seule, au milieu de cette ville où les appétits sanguinaires se donnaient libre cours. Il tâta le revolver qui était dans sa poche, mit le pied sur l’accélérateur, et l’auto projetant dans l’obscurité la lumière de ses phares, s’élança sur la route comme un bolide. Le vent sifflait, frappé par le pare-brise… Les cahots du chemin faisait vibrer le moteur… et la neige durcie sous les chaînes des roues d’arrière, s’arrachait du chemin, pour retomber en nuages blancs… Herman avait hâte, une hâte fébrile de franchir l’enceinte de la ville, de juger d’un coup d’œil, l’ampleur de la catastrophe qu’annonçait le firmament en feu…

Dès les limites, il vit ça et là, des cadavres de soldats, gisant sur les bords des trottoirs, des débris de vêtements témoins de lutte récente ; il continua sa route… Devant le palais d’Heinrich Borina, des êtres avinés, imitant les sans-culottes de la terreur, dansaient une sarabande folle, devant le cadavre déchiqueté du contrôleur des finances. On l’avait