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ŒIL POUR ŒIL

Herman cependant avait tenu à une chose : la musique. Un de ses amis, Péter Jacob, virtuose du clavier avait fait chanter l’orgue de joie et de bonheur.

Les fanfares éclatantes de la marche nuptiale de Lohengrin avaient fait retentir et vibrer la voûte du petit oratoire, quand les jeunes épousés s’approchèrent de l’autel pour recevoir la bénédiction du prêtre…

Natalie, très pâle dans sa robe blanche, lui droit, et le regard chargé de bonheur…

Un dîner intime suivit la cérémonie, puis malgré le danger qui partout les accompagnerait, Herman fit atteler son traîneau et durant une semaine, les deux pur sang les traînèrent par les villages et les villes de l’Uranie ensanglantée.

Herman, par une folie romanesque, conscient de sa puissance, se plaisait à braver tous les périls et Natalie, parce qu’il était là, et qu’en lui, elle avait une confiance illimitée, se laissait emmener là où il voulait, sûre qu’à ses côtés elle était en sécurité…

Cette semaine-là fut pour Herman, une semaine d’oubli pour tout ce qui n’était pas son bonheur. Le pays lui importa peu. D’ailleurs, il savait qu’il fallait, avant d’édifier sur les ruines un gouvernement capable d’agir dans le bien, laisser se calmer peu à peu l’effervescence populaire. Il se réservait pour le moment propice.

Quand il revint chez lui, l’anarchie cessait peu à peu sous la main de fer des sbires d’Albert Kemp. Présentement le dictateur sans le nom, aux ordres de la Borina, tournait contre les ennemis du dehors la force que son emprise sur l’armée, grossie par une conscription obligatoire et forcée, lui donnait. Il n’avait pas encore commencé d’être l’instrument des vengeances politiques des puissants de l’heure.

Mais l’heure ne tarderait pas. La liste se confectionnait de tous les suspects, qui paieraient de leur tête, le malheur d’avoir déplu ou de déplaire à la coterie gouvernante.

Herman von Buelow apprit par un capitaine des Dragons que son nom, l’un des premiers, figurerait sur la liste, et que bientôt dans une semaine ou deux les proscriptions commenceraient.

C’était un après-midi, un vendredi que le capitaine von Gofman, arriva au galop de son cheval devant le château… Couvert de neige, car il tombait depuis le matin une neige épaisse, floconneuse et lourde, il demanda à voir immédiatement le maître de céans. Affaire urgente.

On l’introduisit dans le cabinet de travail où le jeune homme fumait. Natalie en voyant le messager, et qui avait tant insisté pour être immédiatement admis, pressentit qu’une ombre passait sur leur bonheur et que la menace d’une catastrophe, comme une épée de Damoclès pendait sur leur tête. La pâleur de ses joues s’accentua. Elle regarda son mari. Souriant, il s’avança vers son ancien compagnon d’armes et lui serra la main.

Ce dernier, de la tête désigna la jeune femme…

— Oh ! vous pouvez parler…

Puis se ravisant…

— Voulez-vous me permettre, Natalie… Je vous ferai revenir dans un instant… Un secret d’état ajouta-t-il en souriant…

Par une indiscrétion d’un camarade von Gofman avait vu la liste noire… Herman n’en demanda pas plus long. Il savait d’où partait le coup.

Il sonna, commanda qu’on lui fit seller un cheval, endossa son uniforme d’officier, vit à ce que son revolver soit chargé, rassura sa femme inquiète, lui assura que le temps d’aller à Leuberg, d’avoir une entrevue d’une heure avec certains personnages et qu’il serait de retour immédiatement.

— Ne vous inquiétez pas sur mon compte. Chérie… J’ai à vous protéger. Je ne puis donc commettre aucune imprudence.

À bientôt…

Il l’embrassa, sauta à cheval, et l’instant d’après les deux officiers s’engageaient sur la grand’route au galop de leur monture.

Von Buelow avait prévu juste. La