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ŒIL POUR ŒIL

Je lui ai posé la question. La réponse fut bien simple.

Il n’aurait pu ni retarder ni avancer la marche des événements. Comme Fabius le « Cunctator » il se contentait de temporiser, jusqu’au jour où le pays ayant retrouvé son assiette sera mûr pour un mouvement de réaction.

En attendant, il voulait vivre au moins quelques semaines de bonheur épanoui, dans la douceur confortable et luxueuse de son château. Il aimait Natalie avec une ferveur et une passion qu’accentuait et magnifiait le romanesque des temps.

N’a-t-on pas vu la plupart des hommes politiques des Grandes Révolutions vouer à la femme de leur rêve un amour illimité, un culte qui touchait à l’idolâtrie.

Qui n’a lu les lettres d’amour de Mirabeau ? Danton lui-même, l’homme terrible et fort, n’avait qu’une pensée et qui le dominait au milieu de tous les débats, de sa courte et mouvementée carrière : sa femme. Exilé en Belgique il y apprit la mort de la frêle créature qui avait partagé ses soucis et embelli son foyer. De retour, un mois après son enterrement, il n’eût rien de plus pressé que de se rendre au cimetière, d’exhumer le cadavre… Là « comme dit Michelet » il l’embrassa, la pressa dans ses bras, essayant de disputer leur proie aux vers.

Durant la Révolution russe les mêmes exemples se sont présentés. Je ne sais quel est ce ministre qui à la mort de son épouse, perdit tout empire sur lui-même et la foule, et disparut à son tour, frappé par une langueur incurable, comme une jeune poitrinaire. Ce que furent les amours d’Herman von Buelow et de Natalie Lowinska il faudrait les vivre dans le cadre et le temps, pour en comprendre toute l’intensité…

Il faudrait évoquer le décor dans ses détails, décor de féerie, de légende… le château colossal, tout imprégné d’histoire, avec son parc immense… que coupait le fleuve au bas de la falaise… le village des alentours avec les paysans et les paysannes qui regardaient leur seigneur, malgré la Révolution naissante, du même air de soumission, de respect et d’estime que les ancêtres de jadis.

Promenades en traîneau par des nuits de lune ou d’étoiles, ou d’autres imprégnées de noirceurs… courses à cheval dans des journées claires ou des soirées d’émeraudes alors que le froid vigoureux et bienfaisant met le rouge aux joues et la force au cœur.

Tête-à-tête silencieux devant l’immense foyer où brûlent des troncs presque complets d’arbres énormes !… Cette ivresse, cette volupté, Herman et Natalie la connurent. Chaque jour, au lieu de s’user par le temps, leur amour devenait plus vif, plus grand, plus impérieux. Il ne l’aimait plus, il l’adorait. Il passait des heures à ses côtés, sans rien dire, heureux jusqu’à la limite humaine, de seulement sentir glisser sur lui, la caresse de ses grands yeux de mystère, de presser sa main douce entre la sienne, et de la tenir, près de lui, petit être frêle, sa tête appuyée sur son épaule, le monde entier s’abolissait. Il n’y avait plus que deux êtres : Elle, Lui…

Et puis, plus tard, quand Leuberg recommença de vivre, chaque soir, sous l’éclat des lumières, qu’une aristocratie formée des débris de l’ancienne et d’apports nouveaux, dépensa en des fêtes somptueuses le besoin de s’amuser, il amena Natalie, dans les fêtes et les bals, où vite, elle brilla au premier rang et devint la reine incontestée de la haute société. Et cela flattait l’orgueil de mâle d’Herman von Buelow. Il n’avait cure des assiduités près de son épouse. Il la savait dévouée, fidèle. Il savait que chacune de ses pensées, chaque pulsation de son cœur lui appartenaient, comme lui appartenait à elle, chacune de ses pensées, et chaque pulsation de son cœur à lui… Les mois passèrent.

Le calme, un calme relatif régnait dans le pays. Il semblait que le peuple se fut adopté au nouveau régime. Il n’était pas solide pourtant.

Si Albert Kemp avait délivré les frontières, il ne faisait, au dedans, qu’à créer au sein de diverses classes de la société un mécontentement et une rancœur