Page:Paquin - Œil pour œil, 1931.djvu/6

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
4
ŒIL POUR ŒIL

dent qu’il est sous l’emprise d’une femme et qu’il file avec elle le parfait amour, dans une retraite paisible et calme.

Sa conduite passée semble donner du corps à ces soupçons. Il a fait fusiller jadis son beau-frère, le frère unique de sa femme. Celle-ci et son jeune fils d’un an et demi furent exécutés à leur tour par les hommes de Junot. On a chuchoté, dans le temps, que von Buelow n’était pas étranger à cette double coïncidence de sa fuite, hors de Batavie, qu’il avait agi ainsi pour se débarrasser d’un obstacle à son amour avec l’aventurière en question.

Ses intimes ne croient pas au bien-fondé de cette rumeur. Ils le croient incapable d’une telle action et se perdent en conjectures sur les causes de son exil volontaire.

Bouleversant les couches sociales, renversant les puissants du jour, hissant au pinacle des honneurs et de la puissance, des êtres nouveaux, pris au hasard de la multitude anonyme, les Grandes Révolutions, tout en sapant les bases de la Société, créent chez les masses des courants d’opinions et d’idées, qui ont leurs répercussions longtemps après, pour venir mourir avec les années, tel l’eau d’un lac troublée par le jet d’une pierre, étend ses perturbations jusqu’au rivage où elles s’apaisent et disparaissent.

Elles ont entre elles une analogie étonnante. Que l’on compare la Révolution française à la Révolution Russe, l’on y rencontrera des points de similitude, succession rapide de gouvernements où les chefs d’État passent selon l’expression de Mirabeau, du Capitole à la Roche Tarpéienne.

On a comparé la Foule, la Grande Foule, agglomération d’individus, perdant dans l’immense collectivité, leur personnalité propre pour n’avoir plus qu’une âme, qu’un cerveau unique, masse homogène d’appétits et de passions, à une courtisane dont les faveurs vont de l’un à l’autre, sans savoir pourquoi, au gré d’un caprice.

Il en est ainsi de la faveur populaire aux périodes d’exaltation. Tel aujourd’hui, commande à cette foule, est salué d’acclamations sur son passage, qui, demain, nouveau Robespierre, trainé à la guillotine horrible et hideux avec sa mâchoire cassée et tombante, ne rencontre sur son chemin que des faces haineuses, crachant l’insulte et l’injure, et criait à son supplice.

Les deux années qui s’écoulèrent entre la fuite de Karl iii et son retour sont remplies de ces exemples.

Comme les émigrés français de 89 exercèrent à Londres ou dans les petites villes d’Allemagne des métiers de hasard, professeur de danse, barbiers, garçons de table, comme on a vu dernièrement de grandes dames russes se faire couturières et des nobles authentiques danseurs de cabarets, il y a aujourd’hui en Amérique, à Los Angeles, à New York ou à Montréal de ci-devant grands seigneurs bataviens et d’anciens hommes politiques qui vivent perdus dans le cosmopolitisme de ces villes.

Les uns sont réduits à gagner péniblement une vie jadis prospère ; d’autres furent assez sages pour sauver leur fortune du naufrage, en la convertissant dès le début des troubles en valeurs étrangères.

Tel fut le cas de von Buelow, héritier de biens immenses, et qui, prévoyant dans l’instabilité des gouvernements successifs, des éventualités désastreuses plaça son avoir dans des stocks américains et canadiens à l’abri des fluctuations politiques.

J’ai eu l’occasion de lui être présenté à Londres il y a déjà huit ans, lors du grand débat sur la constitution nouvelle des Dominions. Je représentais le « Sun » de Montréal qui m’y avait envoyé comme correspondant spécial. Il était alors au pouvoir et bien que son voyage dans la capitale anglaise n’avait en apparence aucun caractère officiel, on ne se cachait pas de dire, dans les milieux au courant de la politique internationale qu’il s’agissait de la négociation d’un emprunt important et la reconnaissance par l’empire britannique du statut actuel de la Batavie.

Ce fut un de mes confrères, Kenneth Brown, reporter au Daily Mail et