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ŒIL POUR ŒIL

ancien correspondant de guerre qui nous présenta l’un à l’autre dans le lobby du Savoy.

Une chose me frappa comme elle frappait tout le monde : son air d’extrême jeunesse accentué par une recherche et un souci d’élégance dans la mise et le vêtement. Cela surprenait chez un révolutionnaire qui passait pour l’un des orateurs les plus entraînants de son pays.

Quand il parlait en public, il était nerveux, incisif, ironique, pour tout à coup, sans aucune transition et comme en se jouant, s’envoler d’un seul coup d’aile jusqu’aux hauteurs du sublime.

Dans la conversation, il parlait lentement, comme s’il pesait chaque mot, d’une voix grave, un peu monotone.

J’ai su depuis qu’il affectait à dessein de parler « recto tono » ne voulant pas trahir, par ses inflexions de voix, sa pensée.

Quand il apprit que je venais du Canada, et plus particulièrement de Montréal, il sembla s’intéresser davantage. Il s’informa de la population et me demanda si je parlais français.

Comme je lui dis que je comprenais cette langue, sans le parler couramment toutefois comme mon ami Kenneth Brown, il nous adressa la parole en français, qui lui était plus familier que l’anglais.

— Je suis hanté par votre pays. Si jamais je devais m’expatrier — et son œil bleu regardait dans le loin comme s’il avait un pressentiment que sa carrière achevait — c’est chez vous que j’irais. Il doit y avoir dans un pays jeune comme le vôtre des possibilités merveilleuses. Ce n’est pas comme dans notre vieille Europe.

Comme il avait sa soirée libre à lui, et que la convention ne siégeait pas ce soir-là, nous causâmes ensemble jusqu’à une heure assez avancée.

Quelques jours après, il retournait dans son pays où une contre-révolution renversa son ministère, et pour ne pas grossir le nombre des proscrits, il s’exila volontairement. Qu’il ait fui, comme le veut, la rumeur, pour suivre une aventurière, je ne le crois pas. L’idée que je me suis faite de l’homme est incompatible avec cette hypothèse. Les renseignements que j’ai pu recueillir à Leuberg, il y a quelques années, me confirment dans mon opinion qu’il y a un mystère pour ne pas dire un drame dans son existence.

L’habitude des grands reportages, en développant le flair professionnel qui devient à la longue un instinct permet de résoudre bien des énigmes.

J’avoue que celle-là est passionnante. Je soupçonne dans sa solution, la matière d’un volume intéressant et qui nous montrera un à-côté de la Révolution batavienne. Les à-côtés de l’histoire sont la plupart du temps plus intéressants que la Grande Histoire elle-même. L’esprit se détache des faits principaux pour approfondir mieux le détail. Ils vous découvrent par l’étude du document humain, le cœur même de l’homme et permet à l’écrivain d’y fouiller pour y chercher les motifs d’action, comme le médecin cherche la vivisection, le secret de l’organisme vital.

De ma première entrevue avec lui, j’ai gardé d’Herman von Buelow, le souvenir d’un être supérieur, d’un homme étonnamment renseigné pour son âge et dont la maturité de jugement contrastait avec son apparence juvénile.

À l’aide des informations recueillies à Leuberg et compilées à mon retour, la tentation m’est venue souventes fois de céder à la demande d’un syndicat de presse américain et d’écrire une série d’articles sur la Révolution batavienne, les causes qui l’ont déclenchée et les conséquences qui en furent. Il me manquait encore trop de matériaux pour édifier une œuvre de cette importance. Je les ai obtenus plus tard et par von Buelow lui-même.

Au moment où je l’avais presque oublié, le hasard me fit rencontrer nez à nez avec l’ancien ministre des affaires étrangères de Batavie.

Depuis j’ai changé d’idée, et j’écris pour mon plaisir sans savoir comment finira le roman.

Si jamais je publie ce récit, le lecteur