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ŒIL POUR ŒIL

ne manquera pas de croire fictifs, tant ils sont imprégnés de romanesque voire de romantisme, les événements que je relate.

Je n’aurais qu’à changer les noms, à situer l’action dans un autre pays, et à ajouter en haut de la première page : Roman, que la curiosité publique serait piquée.

Il y a tant de préjugé contre le réel plus captivant, plus dramatique souvent que la fiction.

Vingt années de reportage dans un grand quotidien m’ont fait voir des milliers de scènes vécues qui paraîtraient invraisemblables si un romancier les intercalaient dans un de ces livres.

Combien de faits divers renferment ce que Bourget appelle des « drames en eau profonde » !


II


Qui ne se rappelle la puissante incarnation par l’acteur allemand Jannings, dans « The Last Command » d’un grand duc de Russie, généralissime de l’armée durant la guerre, et qui, abattu et vieilli par les malheurs, en est rendu à se faire figurant de cinéma, à Hollywood, pour gagner une vie misérable. Son directeur est précisément un chef anarchiste déjà condamné à la prison par le grand Duc, au temps de sa splendeur.

Ce renversement des rôles que l’ironique Destinée se plaît parfois à accomplir, m’avait laissé au temps de la représentation de cette vue un peu sceptique et froid, bien que le Monde du Cinéma, par son déploiement de fausse grandeur, et l’attrait d’une vie remplie d’aventures factices, ait attiré comme un miroir aux alouettes, nombre de ci-devant personnalités.

À ma grande surprise, ce fut dans les coulisses d’un théâtre de Montréal, que je retrouvai von Buelow.

Le bleu profond de son regard, ses traits fermement dessinés et ce je ne sais quoi de distingué et d’un peu hautain qui trahit dans son maintien et sa démarche l’aristocrate de vieille souche, m’intriguèrent, quand je le rencontrai sortant de la loge d’un jongleur.

Je ne le reconnus pas tout d’abord. Je me souvenais d’avoir vu ces yeux-là quelque part. L’homme qui les possédait était beaucoup plus jeune. Celui que je voyais devant moi avait les tempes grises et aux commissures des lèvres un pli de désenchantement. Une impression de tristesse incurable et d’énergie farouche se peignait sur ses traits durcis et vieillis.

Soudain, comme un éclair une pensée me traversa le cerveau.

J’allai droit à l’homme.

— Pardon monsieur vous m’excuserez de vous aborder ainsi. Ne vous-ai-je pas déjà rencontré à Londres il y a quelques années ?

Il me dévisagea, fit un effort de mémoire.

— Oui. Au Savoy. Vous êtes bien Sydney Jones, journaliste au Sun ?

— Et vous, von Buelow ?

— Pardon, Louis Boileau… vous semblez étonné de me rencontrer dans un endroit pareil, après m’avoir connu dans des temps meilleurs.

— Plutôt intrigué, souris-je… je ne m’étonne de rien.

— Eh bien ! je vais satisfaire votre curiosité. Il vaut mieux le faire de bon gré. À condition toutefois que vous n’alliez pas m’interviewer pour en faire une « histoire » à vos lecteurs, sourit-il à son tour.

— Si vous me le permettiez… Ce serait une interview fort intéressante.

— Je vous le défends… ou plutôt je vous demande sur votre honneur de ne rien écrire sur moi… Plus tard, je vous fournirai peut-être l’occasion d’un scoop. C’est comme cela que vous dites ?

— Exactement

L’endroit n’était pas propice aux confidences. Je lui proposai de m’accompagner au Mont Royal, où nous pourrions causer plus à notre aise tout en vidant une bouteille de pale ale.

Il accepta.

Chemin faisant, il s’informa de notre ami commun, Kenneth Brown, qu’il