Page:Paquin - La cité dans les fers, 1926.djvu/15

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
13
LA CITÉ DANS LES FERS

Un groupe essaya de murmurer. Les nouveaux arrivants le cernèrent.

— Si vous n’êtes ici que pour faire de la chicane, dit Gingras, vous faites mieux de filer… et le plus tôt.

L’orateur, debout, arrangea le nœud de sa cravate, et après avoir réparé le désordre de sa chevelure, attendit que le silence se rétablit à nouveau.

Il avait reconnu sur l’habit des nouveaux venus, le ruban symbolique.

— Nous disions… continua-t-il…

Et maître de la situation, il parla deux heures durant.

La foule, que la force séduit toujours, l’applaudissait avec frénésie.

Quand il eut fini de parler, il les avait presque tous ralliés autour de son drapeau, et des adversaires de tantôt, il avait fait des adeptes, par son attitude courageuse, contraste frappant avec la lâcheté de Sir Vincent Gaudry.


VII

UNE FEMME PASSA…


Il y avait dans l’air, ce mardi 27 mai, une douceur qui faisait la vie bonne à vivre. Dans la campagne, les arbres ornés de leurs petites feuilles, semblaient découpés dans de l’azur. De rares nuages blancs, s’étiraient capricieusement dans le ciel, comme de la fumée de cigarettes.

D’une branche à l’autre, les oiseaux roucoulaient la joie du renouveau. On entendait, dans les étables, hennir les chevaux, et mugir les vaches. Ils réclamaient, avec leur part de soleil, les pâturages déjà verts.

Sur le coteau, dans la pièce qui longe la montée Saint-Charles, en haut du village de Sainte-Geneviève, Eugène labourait.

Comme des vagues brunes, devant la proue d’un navire, les sillons s’ouvraient devant le soc de la charrue. Arrachés à leurs retraites des vers gras et luisants, s’étalaient au soleil.

— « Hue Corbeau !… Dia… Bijou ! » criait Eugène… et il allait, serrant fortement les manchons dans ses grosses mains calleuses, les cordeaux passés autour du cou. Les sillons s’ajoutaient aux sillons, les planches aux planches.

Plus loin, dans la pièce voisine, un bonhomme d’une soixantaine d’années, le père Lavoie, droit et solennel sur son siège de fer, comme un empereur dans son char romain, conduisait Bayard et Tom, les deux percherons gris, attelés à la herse à disques. Il travaillait une vieille prairie, retournée l’automne d’avant. Plus loin encore, dans l’intérieur des terres, d’autres labouraient, d’autres hersaient, d’autres épaillaient les engrais.

Tous, ils accomplissaient leur besogne consciencieusement. Les chansons du printemps qui venaient de partout berçaient leurs oreilles, et leurs narines, respiraient les senteurs des lilas frais éclos et des arbres en fleurs.

De la terre fraîchement remuée et des fumiers dorés et rouges, étendus en tas, çà et là, une buée tiède montait.

Midi sonna. Dans la cour, et dans les bâtiments, l’on entendit plus que les piaffements des chevaux, le son de ferraille des instruments qu’on découple, les cris des hommes, l’aboiement des chiens, et parfois, net comme un appel de clairon, le cocorico des coqs.

Dans la maison du père Lavoie, les hommes entrèrent s’asseoir autour de la table longue recouverte d’une nappe à carreaux rouges et blancs.

Une odeur de soupe aux pois et de lard chaud, séjournait dans la pièce qui flattait leurs narines.

— Bonjour les gars, lança un nouveau venu comme ils commençaient de manger. L’ouvrage avance ?

Ils répondirent presque tous ensemble que les travaux allaient bien, qu’ils s’opéraient dans des conditions favorables et que pour peu que la belle température continue… etc.

— Et vous, père Lavoie, achevez-vous de disquer votre champ ?

— Oui, Msieu Bertrand. Y sera pas tard après-midi, que je vas avoir fini.

— Tant mieux. Henri vous a dit quoi faire ensuite.

— Oui. Y voudrait que j’fasse la herse à dents sur la pièce du Bord de l’Eau.

— Eh bien ! bon appétit les gars.

— Merci ! Merci bien ! Msieu.

André Bertrand, fils unique et orphelin depuis sa dix-huitième année, avait hérité de son père, de deux d’entre les plus belles terres de Sainte-Geneviève. Elles étaient situées aux trois fourches de chemin dans le haut du village ; l’une longeait la montée Saint-Charles, l’autre s’étendait chaque côté de la route qui conduit à Senneville, le long de la Rivière.

Par des achats successifs, il avait enrichi le patrimoine et maintenant il possédait un domaine de 600 acres de belles terres arables où le mil et le trèfle poussaient drus et forts, et où l’avoine, l’orge et le blé, lorsque