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Page:Paquin - La cité dans les fers, 1926.djvu/16

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LA CITÉ DANS LES FERS

venait août, faisaient songer à une mer placide dont on aurait blondi les eaux.

La maison d’habitation, une vieille maison de pierre, aux murs épais, de deux pieds, était sise sur le bord de l’eau presqu’en face de la montée. Des massifs de verdure l’entouraient de toutes parts. C’était comme un joyau gris dans un écrin de feuillage. André s’y rendit.

On l’y attendait pour se mettre à table : son gérant Henri Lebœuf, avec sa femme, et Maître Boivin, son ami de cœur, qui y passait quelques jours en repos, fatigué lui aussi du travail ardu de la récente élection. Sur les soixante-cinq sièges de la province, les Nationaux en avaient rapporté quarante-sept. Bertrand avait enlevé Saint-Jacques, haut la main, faisant perdre le dépôt de son adversaire. Harassé par une lutte incessante où il avait dû, comme un chef, porter la parole dans presque toutes les subdivisions électorales, il s’était retiré, dès le lendemain de la Victoire, en compagnie de Boivin, dans la retraite paisible où ils coulaient maintenant des jours calmes après la tourmente.

Le dîner qui l’attendait était l’un de ces dîners substantiels tel que nos braves canadiennes de la campagne savent en apprêter.

Le grand air avait servi d’appétit ; les propos de Boivin et de Bertrand servirent de condiments.

Comme ils en étaient au chapitre sentiment, Madame Lebœuf hasarda :

— Vous n’avez jamais songé à vous marier, Monsieur Bertrand ?

— Quelquefois. Seulement, je n’ai pas trouvé…

— Parce que vous n’avez pas cherché.

— Pardon, j’ai cherché…

— Pas beaucoup. Et quand vous trouverez, qu’est-ce que vous ferez ?

— Quand je trouverai la femme idéale ? Je ferai comme pour le reste, je la gagnerai. Mais elle n’est pas trouvée, je ne sais même pas si elle existe.

Ce que c’est que de nous et qui peut prévoir les tours que le Destin nous ménage ; André était loin de se douter que tout à l’heure, une rencontre fortuite, et dans des circonstances plutôt fâcheuses, lui ferait battre le cœur d’une façon inconnue jusqu’alors.

Après dîner, il s’installa sur la véranda. Il alluma sa pipe et tout en savourant non pas la traditionnelle demi-tasse, mais, selon son habitude, plusieurs tasses de café, il se concerta avec Boivin, sur leurs projets futurs, ce qu’il fallait faire et ne pas faire, avant et pendant la session.

Dans la montée, Eugène retournait à son travail.

La charrue couchée sur le côté les deux chevaux traversaient le chemin, pendant que lui-même ouvrait la barrière.

Un ronflement de moteur, un craquement de bois. Les chevaux se cabrent, prennent le mors aux dents, et s’engagent, au galop, dans les champs.

Le soc de la charrue plante en terre.

Il déchire le sol sur la longueur de quelque cent pieds, jusqu’à ce que Corbeau et Bijou, épuisés, s’arrêtent enfin, à la voix d’Eugène.

Celui-ci contemple, piteux, les manchons que le choc de l’auto a brisés.

André Bertrand a tout aperçu : l’auto filant à toute vitesse, la collision, la charrue brisée, les chevaux emballés, et le chauffeur continuant sa route.

Indigné, il court au chemin et en bloque le passage.

L’auto a stoppé.

— Depuis quand frappe-t-on les gens, sans, au moins, s’occuper du mal qu’on a causé.

Une voix claire, une voix de jeune fille, fraîche, prenante et pure, lui répond avec une intonation de rigidité hautaine qui contraste avec le timbre de l’organe :

— Depuis qu’il me plaît à moi, de ne pas m’arrêter et de continuer mon chemin.

André Bertrand regarde. À l’arrière de la voiture, une jeune fille, indolemment assise, plonge sur lui, ses indéfinissables yeux verts.

— Je voulais arrêter, balbutie le chauffeur.

— Vous n’aviez pas à stopper. Je vous ai dit de continuer… Vous m’avez obéi… Quand aux dégâts Monsieur Bertrand, vous en ferez l’estimé et vous m’enverrez votre compte.

— Comment savez-vous qui je suis ?

Comme des notes hautes de piano, un rire fusa qui s’égrena dans l’air.

— Qui donc ne vous connait ! Mais vous êtes célèbre, tout simplement, et je bénis le Ciel pour m’avoir fait rencontrer cet être rare dont tout le monde parle. Au revoir Monsieur Bertrand. N’oubliez pas l’estimé de vos dégâts. Filez John.

L’auto démarra. Quelques instants après ce ne fut plus qu’un nuage de poussière dans la direction de Sainte-Geneviève.

Interloqué, le politicien n’avait pas bougé. Il portait en lui la vision de cette jeune fille étrange.

Il fit un geste dans la direction de l’auto, un haussement d’épaules qui signifiait : « À