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LA CITÉ DANS LES FERS

s’exhibaient ainsi que leurs toilettes ; les groupes allaient et venaient par deux, par trois, se croisant, s’interpellant au passage. En face, par delà le fleuve, s’échelonnait, Lévis qu’on devinait plutôt qu’on ne voyait, par l’éclat des lampadaires.


Malgré toute la griserie de l’heure, les deux hommes ne s’attardèrent pas à contempler ce spectacle unique, que seul Québec peut offrir.

Ils pénétrèrent dans l’hôtel.

À peine avaient-ils franchi le seuil de la Rotonde, qu’un homme assez âgé et possédant malgré l’âge que ses cheveux et sa moustache dévoilaient, une verdeur agile, s’avança vers eux la main tendue.


Recherché dans sa mise, autant que raffiné dans ses manières, William C. Riverin a conservé l’élégance et la souplesse de ses années de printemps. Le teint vermeil de sa peau ressort davantage, encadré par le blanc laiteux des cheveux et de la moustache. Très droit, la tête légèrement renversée en arrière, le jarret tendu, l’œil vif sous le binocle, sa démarche même a conservé quelque chose de juvénile.

— Comment allez-vous, M. Bertrand.

— Très bien… M. Boivin, mon homme de confiance et mon ami.

— Charmé M. Boivin. Vous venez griller un cigare avec moi. Nous allons causer de vos projets tout de suite, si vous le voulez bien. Je retourne à New-York cette nuit.

William C. Riverin était un financier new-yorkais dont la famille était originaire de Québec. C’est ce qui explique la désinence française de son nom. Son grand-père avait émigré à l’âge de vingt ans mû par un goût d’aventures ataviques. Il s’était amassé une petite fortune que son fils Henry avait décuplée et que le petit-fils William C. avait centuplée par des placements avantageux dans l’industrie du fer.

Il était aujourd’hui l’un des milliardaires américains les plus en vue comme l’un des plus audacieux. Il portait en lui un besoin violent d’action qui l’avait fait se lancer dans des entreprises osées dont l’issue pour peu qu’elle eut été défavorable aurait presque anéanti sa fortune. La chance l’avait favorisé.

De ses origines, il gardait une sympathie profonde pour ses anciens compatriotes et nombre de canadiens-français de New-York lui devaient des services signalés. Il avait suivi le mouvement politique de réaction qui se dessinait dans la province et nourrissait envers Bertrand rencontré antérieurement lors d’un séjour de trois semaines à Montréal, un sentiment d’estime et d’admiration d’autant plus vif, qu’il devinait chez cet homme dans la force de l’âge, des possibilités étonnantes.

Appelé à Québec pour affaires il en avait profité pour télégraphier au chef National et se ménager une entrevue avec lui.

André Bertrand s’était empressé de répondre à l’appel.

Dans l’intimité de la chambre où ils étaient tous trois, il lui fit le tableau de la situation présente et de l’angoissante perspective de ce que sera demain.

À moins d’un changement que rien ne faisait pressentir, Québec serait acculé à l’acte désespéré d’une levée de boucliers. Le politicien sentait que le moment approchait du « non serviam » des désespérés.

— Nous sommes à l’âge où nous devons nous débarrasser des tutelles. La loi qui régit les individus régit aussi les peuples. Pour ceux-ci comme pour ceux-là il y a une majorité. Nous devons exister par nous-mêmes. C’est l’aboutissement logique de toute notre vie nationale passée. Pour nous du Québec, trois alternatives se présentent : l’annexion aux États-Unis, l’indépendance de tout le pays, ou le séparatisme par une confédération de l’Est. La première solution est contraire à tous points de vue à nos intérêts ; elle signifierait pour la race l’enlisement définitif dans le grand Port Américain. Le peuple n’en veut pas. La deuxième solution est la plus plausible. Malheureusement trop d’intérêts sont ligués pour que l’Indépendance du Canada devienne une réalité. Le parti radical malgré la lutte que nous avons faite est sorti vainqueur de la dernière campagne. Nous avons bien 47 députés sur lesquels nous pouvons compter. Ils sont solides, capables de se battre et de défendre leurs positions. Mais que pouvons-nous contre une majorité servile ? Le ministère est composé de fanatiques qui nous détestent. Les nôtres qui en font partie sont des transfuges qui se servent de leur influence à notre préjudice. Nous sommes donc acculés aux grands moyens si nous voulons que justice nous soit rendue. Notre langue est persécutée, nos droits sont foulés aux pieds, notre religion est bafouée. Nous sommes des ilotes dans un pays que nos ancêtres, qui sont aussi les vôtres, ont découvert et colonisé.

— Quelles sont vos intentions ?

— Pour le moment tout est calme en apparence. Ce calme ne me dit rien de bon.