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LA CITÉ DANS LES FERS

à Jean Lalande et celui des Trois-Rivières à François Poirier.

Les figures étaient tendues par la concentration des pensées. Il y passait en même temps quelque chose d’héroïque. L’atmosphère était saturée d’un je ne sais quoi de théâtral et d’empoignant, et cela paraissait dans les gestes qui étaient plus amples, plus grandioses, plus solennels. Tous ces hommes risquaient leur tête et ils le savaient.

La voix aigre de Charles Picard s’éleva dans le silence qui suivit les paroles d’André Bertrand.

— Messieurs, dit-il, quelqu’un a proposé un jour que l’on s’empare des chemins de fer et des télégraphes. À mon avis, il serait temps de mettre ce projet à exécution.

— Nous y avons pensé, répondit Henri Beaudin. Toutes nos mesures sont prises. Aussitôt que l’urgence s’en fera sentir, ce sera l’affaire de quelques heures.

— Quant à l’argent des banques, ce serait folie d’y toucher et ce serait contre nos principes, opina Boivin. Nous compenserons les revenus qu’une telle opération nous aurait donnée, en confisquant les biens des suspects. Un comité est actuellement à préparer la liste des citoyens qu’il faut arrêter et mettre sous séquestre. Après la proclamation officielle de la République, leurs propriétés tomberont sous le contrôle de l’État.

Quand l’assemblée se dispersa le soleil était disparu depuis quelques heures.

Bertrand se rendit au poste télégraphique le plus rapproché.

« Georges malade. Venez ». Ce message fut transmis à New-York, à William C. Riverin, et l’opérateur qui l’expédia fut loin de se douter que ces quelques mots renfermaient tout un plan de campagne, qu’ils étaient lourds de sens et d’une importance capitale.


XIII

LA SEMENCE DE SANG


Que MacEachran fut un ancien universitaire, cela ne le paraissait guère. Il manquait, dans la vie pratique, des premières notions de la psychologie.

Peut-être la rage qui bouillonnait en lui, depuis les légendaires soufflets dont on l’avait gratifié, avait-elle obstrué son sens des réalités.

Il cherchait un moyen de se venger des papistes et des Canadiens-Français, qu’il tenait responsables de cet affront.

Des conseillers fanatiques entretenaient cette rage, scrupuleusement.

Ils réussirent à le persuader que sa vengeance ne pourrait mieux s’exercer qu’en frappant ses ennemis dans ce qu’ils avaient de plus cher : la religion.

Il prêta l’oreille à ces discours et une semaine après, il ordonna de saisir les biens des sœurs de Saint-Vincent de Paul, à Montréal. Ces religieuses, qui tenaient un hospice pour les vieillards, les orphelins et les enfants trouvés, n’avaient pu payer les taxes nouvelles imposées sur leurs propriétés.

Leur unique source de revenus résidait dans les dons de la charité publique. Elles vivaient de quêtes et d’aumônes.

Le peuple appauvri était moins généreux et c’est à peine si elles pouvaient boucler leur budget et subvenir à l’entretien de leurs pensionnaires. Aux agents du fisc, elles répondirent qu’elles étaient dans l’impossibilité matérielle de payer au Trésor, les sommes exigées.

Le Ministère ordonna donc de saisir leurs biens.

Cette mesure rigoureuse avait pour but d’effrayer la population et de lui laisser entendre que le Régime avait la poigne solide et qu’il n’entendait pas qu’on le bravât impunément.

Et c’est là où le premier ministre manqua de psychologie.

Il y a deux choses qu’on ne peut attaquer chez un peuple sans soulever des tempêtes violentes et des rancunes vivaces : Son argent et sa religion.

On peut attenter à sa vie.

MacEachran en avait eu un exemple, les premiers temps de son arrivée au pouvoir. L’Empire soutenait alors une guerre injuste en Asie. Il arracha de force la jeunesse du foyer paternel pour l’y envoyer. Il y eut des protestations. Ce fut un feu de paille. L’enrôlement s’effectua sans graves désordres.

Mais lorsqu’on attente à sa bourse, le peuple ne devient plus qu’un animal pressé par la faim. Il n’y a rien qui donne du cœur au ventre comme d’avoir le ventre vide. On ne spécule pas sur la faim. On déchaîne alors des cruautés sans nom.

Attenter à la religion d’un peuple est encore plus grave. Le mysticisme s’en mêle et l’on fait du peuple persécuté, un peuple de martyrs. Le sang des martyrs est le meilleur ferment d’héroïsme.

Ces deux notions primaires de l’art de gouverner, MacEachran les avait oubliées.