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LA CITÉ DANS LES FERS

avec moi la consolation d’être aimé par la seule femme du monde dont je convoite l’amour… Ne dites rien à votre père et quoi qu’il advienne ayez confiance en moi.

Quand il quitta la demeure de Lucille Gaudry ce soir-là, André Bertrand se sentit une âme de vingt ans. Pour un peu, malgré la tristesse de l’heure et l’incertitude du lendemain, il aurait chanté à tue-tête la joie de vivre.


XV

LA PROCLAMATION


Le Maire, dès le lendemain, réunit les échevins en session extraordinaire. Ils déplorèrent les faits et adoptèrent une résolution blâmant l’armée de son zèle intempestif. Copie de cette résolution fut envoyée aux journaux, au général Williams et au Gouvernement.

Le Maire annonça son intention nette et formelle de ne plus permettre dans l’enceinte de sa ville, de telles scènes de tyrannie. Il congédia le chef de police pour avoir envoyé quelques-uns de ces agents coopérer à la saisie des biens du Couvent, et le remplaça par le sous-chef, homme d’un réel mérite, et, que, depuis longtemps, on tenait dans l’ombre.

Aussitôt qu’il fut démis de ses fonctions, le chef de police alla voir le général Williams qui avait la haute main sur l’organisation militaire du district de Montréal. Williams détestait les Canadiens-Français.

Il accueillit les suggestions de Barnabé, qui, après cette entrevue, partit pour Ottawa. Il revenait bientôt nanti de pouvoirs spéciaux et en charge d’un fort contingent d’espions.

Le gouvernement créa pour lui un « service secret » avec mission de surveiller les activités hostiles et de renseigner les Maîtres.

Un caucus réunit dans le bureau du général Williams, le Ministre de la Milice, l’Hon. James Stevens, le premier ministre lui-même, l’Hon. Ernest Turgeon, Ministre de la Justice, Sir Herbert Davidson, général en chef des troupes du Dominion et Barnabé. Ils décidèrent d’établir la loi martiale, dès la première occasion, et au cas où l’occasion ne se présenterait pas assez tôt, de fomenter une émeute pour sévir ensuite avec la plus excessive rigueur.

Pendant ce temps Bertrand et les siens, ne restaient pas inactifs. Des hommes parcouraient les villes et les villages de la province, s’y établissaient sous un prétexte quelconque et prenaient, munis de lettres de créance, la charge des diverses organisations locales.

Un comité secret siégeait en permanence. Un poste puissant de télégraphie sans fil y était installé, où un code spécial permettait de communiquer avec le dehors sans craindre les interceptions indiscrètes. Le comité se tenait au courant du Mouvement Général. Ce que Bertrand voulait, c’était l’unité de commandement, une cohésion parfaite des forces et une action simultanée, dès le signal donné.

William C. Riverin était venu à Montréal et reparti. Arrivé du matin, il reprenait le train le soir même, après une entrevue de plusieurs heures avec le Chef.

Déjà des cargaisons de fusils avaient franchi les lignes ; ils étaient cachés un peu partout, dans des maisons privées, des entrepôts, des édifices d’affaires.

Tous les soirs, les soldats de l’Idée faisaient l’exercice Militaire dans le terrain de jeu du Club de crosse Canadien. Les hautes palissades de bois empêchaient les curieux de savoir ce qui se passait derrière et pour mieux les dépister, Eusèbe Boivin avait imaginé de changer les commandements militaires par des appellations sportives en usage dans le jeu de crosse.

Un matin, la population de Montréal constata à son réveil, qu’on avait placardé nuitamment, tous les poteaux de téléphone, les vitrines, les clôtures, d’une proclamation imprimée, dont les lettres en caractère gras très noir se détachaient, provocantes, sur le fond rouge du papier.


« République de Québec. »

« Par un décret du comité du Chien d’Or, les provinces de l’Est du Canada se séparent de la confédération, et s’érigent en république libre, et indépendante de l’ancienne Mère patrie.

« Nous commandons, en conséquence, aux représentants officiels du gouvernement fédéral, d’avoir à quitter la ville, et enjoignons aux citoyens de la Nouvelle République de n’obéir qu’aux lois et réglements qui seront promulgués sous peu ».

Et c’était signé :

André BERTRAND,
Président provisoire.

Pas un quartier de la ville n’avait été épargné. Partout, dans toutes les rues, la proclamation s’étalait aux regards.

Dès le petit matin, il se forma des groupes d’ouvriers, qui, en se rendant au travail, s’ar-