Aller au contenu

Page:Paquin - La cité dans les fers, 1926.djvu/46

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
44
LA CITÉ DANS LES FERS

son ennemi. Lucille Gaudry la femme d’André Bertrand ! André Bertrand, son fils par alliance ! Non ! jamais. Cette enfant qu’il avait caressée et chérie, cette enfant deviendra un jour la chose du chef républicain. Elle lui appartiendra corps et âme. Il aura des droits sur elle ! Ce n’était pas possible. Ah ! cette fois il avait bien frappé. Il avait visé juste au seul endroit du cœur où subsistait une fibre sensible. Son sang devint figé dans ses artères. Une main de fer lui martela les tempes. Il essaya de parler mais en proie à des sentiments les plus divers qui se développaient au fur et à mesure qu’il en était saisi, à l’état de paroxysme, il ne put articuler une seule parole. Un vieux fonds de tendresse qui se réveillait et souffrait à l’idée de perdre sa Lucille ; une haine féroce qui commandait une vengeance atroce, une brûlure d’orgueil de constater son impuissance de lutter puisqu’il lui fallait briser le cœur de sa fille, tout cela se fondait en une douleur intolérable.

Il crut voir Bertrand le narguer. Il vit son sourire des assemblées contradictoires, son sourire insolent qui exaspérait.

Non ! jamais ! Il n’accorderait Lucille à cet homme qui le méprisait.

Mais elle l’aimait ! Chez la femme, le cœur domine ! Écouterait-elle ses raisonnements. Se servir de son autorité de père ! Elle souffrirait et l’obstacle au lieu de l’amoindrir augmenterait d’intensité cet amour qui le tuait.

Le faire disparaître ? Elle le pleurerait toute sa vie. Ah ! comme il avait frappé juste.

Le sang s’était retiré de ses joues ; son front était devenu moite, des sueurs y perlaient. Il rageait d’impuissance. Il se débattait dans l’incertitude. Comment frapper ! En le frappant c’est elle qu’il atteignait.

Se sacrifier ? Il revit encore une fois les sourires ironiques de Bertrand, il crut l’apercevoir devant lui, lui jeter narquoisement à la figure :

— Ah ! Sir Vincent ! Je suis plus fort que toi. Je suis ton maître, même chez toi. Je commande même à ta propre fille. L’affection qu’elle te portait je te l’ai enlevée.

— Papa ! qu’avez-vous ? Vous êtes pâle ?

Le solliciteur balbutia.

— Verse-moi un peu de liqueur.

Il porta ses lèvres tremblantes au verre où brillait la boisson dorée et avec peine en avala le contenu.

— J’ai su que tu te commettais publiquement avec André Bertrand. On t’y a vu une fois avec lui au Windsor. Est-ce vrai ?

— C’est vrai.

— Depuis quand vous voyez-vous ?

Elle ne répondit pas.

— Et aujourd’hui tu as passé la journée avec lui ? Où êtes-vous allés ?

— À Ste-Geneviève.

— Et tu ne m’avais jamais dit qu’il te fréquentait. À moi, ton père, tu as caché tes visites, des visites d’où dépendra peut-être ton malheur plus tard.

— Je savais que vous ne l’aimiez pas et que vous m’auriez défendu de le voir. Ça été malgré moi que je l’ai aimé. Je ne voulais pas d’abord, mais ce fut plus fort que ma volonté.

— Eh ! bien si je t’ordonnais de ne plus jamais le voir m’obéirais-tu ?

— Je vous désobéirais.

Le solliciteur était désemparé. L’irréparable était donc fait. Pourquoi n’avait-il pas ouvert les yeux plus tôt. Pourquoi n’avoir pas étouffé ce sentiment dès sa naissance.

Une idée lui traversa le cerveau. Il savait qu’elle ferait bien du mal à sa fille, mais il mit cela sur le compte de son bonheur qu’il voulait sincèrement. Il savait qu’en racontant ce mensonge il était injuste mais pour lui, la fin justifiait les moyens.

— Lucille, tu sais que je t’aime, que tu es mon seul amour sur terre. Je vais te faire de la peine et cela me brise le cœur. Ce que j’ai à te dire est pour ton bien. Es-tu bien sûre qu’il n’y a pas d’autres femmes dans sa vie, qu’il n’aime que toi, toi seule.

— J’en suis sûre. Il me l’a dit.

— Il peut mentir.

— Je vous défends de parler ainsi.

— Eh ! bien Lucille, ce galant homme qui t’a prise au piège avec ses paroles mielleuses, a eu une aventure avec une femme et il aime encore cette femme.

— Papa !

— Ne t’a-t-il jamais parlé de ses relations avec Yvette Gernal ? Es-tu une personne à te contenter des miettes qui tombent de la table d’une actrice ?

— Papa ! Comme c’est mal à vous de parler ainsi.

— C’est toi qui m’y as forcé. Il n’y avait pas d’autres moyens de faire voir la vérité. Ce n’est le secret de personne qu’André Bertrand a été…

Il n’eut pas le temps d’achever. Les beaux yeux glauques s’étaient voilés de larmes. Elles descendaient le long des joues…

Lucille se leva et pour cacher les sanglots