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LA CITÉ DANS LES FERS

menus bibelots. Dans un cendrier, une dizaine de pipes de toutes sortes, de plâtre, de blé-d’inde, ou de bruyère, reposaient autour d’une tête de mort aménagée en pot à tabac.

Aux murs, des photographies accrochées sans ordre ni symétrie apparente, représentaient les politiciens du temps et les grands hommes antiques.

Quand il eut fini de se vêtir, André parut.

— Ainsi vous venez m’arrêter ?

— Ce sont nos ordres.

— Et si je refusais de vous suivre ?

— Nous vous y forcerions.

— Ah ! Vous avez un mandat d’arrestation. Puis-je y jeter un coup d’œil… Ce Monsieur Ferguson qui a déposé la plainte, est-il l’un des vôtres ?

— Non.

— Plus j’y pense moins ça me sourit de vous suivre.

— Nous n’avons pas à discuter si ça vous plait ou si ça ne vous plait pas, répondit Dufour, vous allez venir immédiatement. Et pour donner plus de force à ses paroles, il sortit un revolver dont il braqua le canon sur l’accusé. S’adressant à son compagnon :

— Apporte les menottes.

Bertrand avança tranquillement tenant les mains en avant comme s’ils les offraient aux menottes. Quand il fut tout près du détective, dont il ne perdait aucun mouvement, brusquement, il lui plongea, dans les yeux les doigts de sa main gauche, et de la droite le désarma.

— Maintenant cria-t-il les mains en l’air ou je tire… Les menottes sur la table… le pistolet…

… Pas de gestes… Je pourrais tirer… Qui a les clefs des menottes ?

… Jetez les ici… Tendez les mains.

Les deux hommes enchaînés l’un à l’autre et réduits à l’impuissance, il téléphona au poste de taxi le plus rapproché.

— Vous direz au Chef que c’est inutile de m’envoyer chercher ce soir. Il ferait perdre le temps de ses agents. Je serai aux Quartiers généraux, demain matin avant l’ouverture de la Cour.

Quelques instants plus tard, la cloche de la conciergerie, annonça qu’une voiture attendait. Il y déposa les agents toujours ligotés, donna ordre de les conduire au poste Central de la police, rue Gosford, sauta lui-même dans un taxi et courut de ci de là éclaircir cette mystérieuse affaire.


II

LE PROCÈS


Le lendemain matin, vers neuf heures, tel qu’il l’avait promis, André Bertrand se rendit au Bureau Central de la Sûreté.

En l’apercevant, le chef de Police, homme sans instruction ni éducation aucune et qui occupait ce poste pour quelques services rendus à des politiciens et parce qu’il possédait des moyens particuliers de chantage, appuya de toutes ses forces à la sonnette d’urgence et voulut se jeter lui-même sur celui qu’il avait désespéré de capturer. Mais Bertrand lui saisissant le poignet, le força à rasseoir.

— Je viens me livrer. Je veux être traité en gentilhomme.

Avertis par la sonnette, cinq agents firent leur apparition. Ils conduisirent le prisonnier aux cellules communes, dans le soubassement, en attendant sa comparution.

Les détenus, flâneurs nocturnes, ivrognes invétérés, bandits de grand chemin s’étonnèrent de voir un personnage aussi bien mis, et d’aspect aussi imposant, partager leur sort.

Colosse d’une force extraordinaire, légendaire au collège et à l’université, et qu’il a développée par la pratique de tous les sports, surtout ceux de défense et d’attaque. André Bertrand ne passe nulle part inaperçu.

Rasée de frais, la peau blanche du visage faisait ressortir davantage le noir luisant des yeux et de la chevelure frisée à la Alexandre Dumas. Le nez fin et droit amenuisait un peu cette figure osseuse aux pommettes des joues saillantes, aux yeux creux sous l’orbite, et au menton provoquant.

Ses vêtements étaient d’une correction impeccable : redingote gris fer, pantalons pâles, bottines vernies surmontées de guêtres beiges.

Il offrait un contraste frappant avec ses compagnons de cellule.

Vers dix heures moins le quart, on le vint chercher pour sa comparution devant la Cour de Police où il devait subir ce qu’on appelle l’enquête préliminaire.

Le magistrat Lambert, les coudes sur le pupitre, appuya le menton dans le creux de sa main, et, dans cette attitude nonchalante et somnolente qui était sienne, s’apprêta à suivre les différentes phases du procès.

— « Le Roi contre Bertrand » venait de crier la voix rauque du greffier.

Les têtes se dirigèrent de côté épiant sur les traits de l’accusé l’effet de ce qui allait se dire.