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la mystérieuse inconnue

tait le seul rationnel et qu’il développe harmonieusement toutes les parties du corps, et peut rendre, dans les mauvaises occasions, des services signalés…

Depuis son départ du collège, il voyageait par les rangs, achetant pour le compte du père qui les revendait à Montréal, le foin et les autres produits des habitants. À ce régime, sa santé s’était raffermie et son teint avait pris une couleur chaude de bronze doré. Tout le monde l’aimait. Monsieur André ne marchandait jamais, l’offre initiale était toujours l’offre finale.

Arrivé chez lui tard le soir, il n’avait pas le temps de se mêler aux groupes de jeunes gens et de jeunes filles qui les soirs d’été, égayaient la localité.

Il montait à sa chambre, faisait sa toilette avant le souper, dans la grande salle à manger que le plafond bas, avec ses poutres, faisait paraître plus grand. Le père à un bout de la table, la mère à l’autre bout, lui au milieu, Ils semblaient isolés et plus près l’un de l’autre. Deux ou trois soirs par semaine, ils avaient de la visite, c’était soit le Docteur Perrin, le notaire de la place, le curé ou d’autres amis de John. Ces soirs-là, la salle s’animait, les conversations devenaient des discussions où tous les sujets y passaient, politique, religion, etc…

Le repas terminé, on s’installait, l’été sur la vérandah de derrière où l’on avait vue sur la rivière, l’hiver dans le living room, qu’un poêle à deux ponts, vestige des jours anciens, réchauffait.

Madame Dumais apportait la carafe de vin.

C’était un vin qu’elle fabriquait elle-même et dont elle était très fière.

André se mêlait peu à la conversation. Il se contentait d’écouter et d’émettre son opinion de temps à autre ; jamais il ne s’échauffait.

Les soirs qu’il n’y avait personne, il faisait quelques tours dans les allées du jardin et se retirait à sa chambre où il lisait jusqu’à une heure assez avancée.

Ce fut ainsi que sa jeunesse s’écoula D’autres auraient trouvé monotone cette vie sans émotions violentes. Pour lui, elle comportait un charme que chaque jour renouvelait.

Dans la salle à manger, sa mère l’attendait. Elle courut au devant de lui et l’embrassa sur la joue comme chaque fois qu’il revenait d’une absence un peu prolongée.

Un souper succulent l’attendait, auquel il fit honneur. Ce qui eut pour effet de retarder la relation de son voyage, car, s’il n’était pas gourmand, il avait des tendances à être gourmet et considérait que faire bonne chère est l’un des plus grands plaisirs de la vie.

Ce ne fut que plus tard dans la soirée qu’il raconta par le détail toutes les péripéties de son voyage à Montréal. Il en oublia une cependant, celle de la rencontre coin Ste-Catherine et St-Denis, de la jeune fille inconnue qui lui fit retarder son arrivée chez tante Germaine.

Et comme ou le pressait de questions sur ce qu’il avait l’intention de faire, il annonça que dès le lendemain il partirait pour Montréal et définitivement.

Quant à l’emploi de sa fortune, rien n’était décidé jusqu’ici. Il attendait les événements, se réservant de surveiller ses intérêts présents.

Comme on le savait apte à ne pas se laisser monter la tête, ni griser par cette fortune subite, les parents acquiescèrent volontiers à ses projets. Donc le lendemain midi, ses malles bouclées, il remontait dans le train, après avoir dit adieu à St B… où dorénavant il ne viendrait qu’en visiteur.

Pas un instant le regret ne lui vint d’abandonner ces lieux où son enfance et sa jeunesse s’étaient écoulées.

Il s’enfoncait vers le mystère, vers l’inconnu. Pour le guider, comme deux phares lumineux, il apercevait les yeux de la jeune fille pauvre, la passante qui lui fit réaliser que dans sa poitrine, son cœur de chair pouvait battre avec un rythme plus grand.

IV

Me Pierre Gosselin était de bonne humeur et sa figure en portait l’expression. Et cela apparut clairement aussi à Julienne. La façon dont il l’embrassa, le regard chargé de tendresse et aussi de fierté dont il l’enveloppa longuement présageait pour la jeune fille un heureux événement.

Avant même qu’elle le questionna, il lui fit part de son entrevue avec André Dumas et des espérances que ce jeune homme lui permettait de caresser.

— Pour qu’elles se réalisent, il ne dépend que de toi, ajouta-t-il en clignant son œil gauche.

— Comment, papa, il n’en dépend que de moi ?

Il cligna de l’œil d’avantage.

— Tu n’as pas compris ?

Les lèvres fines se serrèrent l’une contre l’au-