Page:Paquin - La mystérieuse inconnue, 1929.djvu/12

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
10
la mystérieuse inconnue

tre, volontaires, et il s’ensuivit une moue de dépit.

— Je l’invite à veiller à la maison dès son retour à Montréal. Comme je suis sûr que tu vas lui plaire, je suis également sûr qu’il va te plaire.

— Papa, vous allez un peu trop vite en besogne… La principale intéressée dans l’affaire c’est moi. Je vous ai déjà dit qu’en matière d’amour je n’écouterais que mon cœur… D’abord, je ne tiens pas à le voir. Est-ce que la compagnie d’un jeune homme frais émoulu de la campagne et qui ne connait du monde que les quelques maisons et les quelques rues de son village peut m’intéresser ?

Sachant bien qu’il ne servait à rien de heurter de front les sentiments de sa fille et qu’essayer de la convaincre immédiatement ne ferait que l’ancrer d’avantage dans son entêtement, l’avocat orienta la conversation sur un autre projet.

Un quart d’heure après, il lança dans un soupir.

— C’est dommage. Il possède dix millions de piastres… dix beaux millions solides.

— Et que voulez-vous que cela me fasse ?

— C’est une puissance l’argent et ce n’est pas tous les jours qu’une jeune fille peut trouver un parti semblable.

— Avez-vous l’intention de me faire épouser ce rustaud ?

— Qui te parle de l’épouser. Je ne te demande que de le recevoir et de te montrer aimable envers lui.

Pour en finir avec ce sujet qui l’ennuyait et l’agaçait, Julienne consentit à subir la visite du jeune millionnaire.

Enchanté, Me Gosselin frotta l’une contre l’autre ses deux larges mains.

— Je te dis qu’il est charmant. D’ailleurs, tu jugeras par toi-même.

— Papa, voulez-vous me parler d’autre chose. Vous me donnez sur les nerfs avec votre client.

Quand elle se fut retirée à sa chambre, elle regretta d’avoir acquiescé au désir de son père. Toutefois, un sentiment de curiosité atténuait ce que comportait de désagréable la perspective d’un tête à tête avec cet habitant mal dégrossi. Elle se promettait de se montrer tellement désagréable que jamais plus la tentation ne lui viendrait de renouveler l’aventure. A-t-on idée de s’imposer ainsi chez les gens, de s’insinuer dans un milieu qui n’est pas le sien ; tout cela parce qu’un beau jour un oncle célibataire a la mauvaise idée de vous léguer ses millions.

Ce qui la choquait le plus c’était de constater que son père, pourtant un homme d’une intelligence supérieure, avait donné dans le traquenard et s’était prêté au manège de ce jeune nouveau riche.

Elle en dormit mal.

Toute la nuit, André Dumas la poursuivit. Elle lui prêtait une figure d’homme des tavernes, des traits de brute, une voix d’idiot, et un air hébété. Aussi fut-elle des plus surprise quand le surlendemain soir, elle vit, donnant le bras à son père, un jeune homme pénétrer chez elle, qui ne ressemblait nullement à l’épouvantail de son cauchemar.

Il était vêtu simplement, sans mauvais goût, et paraissait très à son aise dans le salon. Il n’était ni gauche ni empêtré.

De ce qu’il ne ressemblait pas à l’image qu’elle s’était faite de lui augmenta son antipathie. Et cette antipathie évolua en haine. Elle le détesta sur le champ. Pourquoi ? Pour bien des raisons obscures qu’elle ressentait plutôt qu’elle n’analysait. D’abord elle lui en voulait de cette richesse qui le rendait son supérieur à elle, surtout à une époque où seule l’aristocratie de l’argent tient le haut du pavé. Elle lui en voulait de ne pas s’être troublé en l’apercevant, de ne lui avoir pas rendu cet hommage indirect. Mais elle lui en voulait surtout de ce qu’elle-même ne pouvait s’empêcher dans son fort intérieur, de le trouver bel homme.

À table, elle remarqua qu’il se tenait bien et savait manger. Et son animosité s’accrut de cette constatation.

Il ne lui accordait presque pas d’attention. Il se contentait de répondre aux questions qu’on lui posait. De temps à autre cependant, il lui lançait, à la dérobée, un regard rapide et furtif qui la détaillait.

Il en conclut que son père n’avait pas dépassé les bornes de la vérité en lui parlant d’elle avec admiration.

La demeure de Monsieur Gosselin était juchée presque sur le sommet de la montagne dans un boulevard de Westmount. Elle était cossue, avec un brin de prétention qui reflétait le caractère de son possesseur.

Dans le salon cependant, rien ne péchait contre les règles de l’art. Le style de la pièce n’en excluait pas le confort. Il y régnait une atmosphère d’intimité que les lampes à pieds surmontées d’abat-jour aux couleurs effacées accentuaient. Dans un angle un piano à queue ainsi qu’un harpe, révélaient les goûts artistiques de son occupante. Un petit secrétaire,